Il était une fois une femme qu’un homme a violée.
Ce n’était pas la première fois que j’étais victime de violences sexuelles, que quelqu’un décidait de ne pas respecter les limites de mon consentement, qu’une personne prenait le contrôle de mon corps.
Mais ç’a été, pour diverses raisons, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
C’était un ami. Quelqu’un en qui j’avais confiance. Quelqu’un qui aurait pu me violer des dizaines d’autres fois et qui ne l’avait jamais fait avant. Quelqu’un qui était au parfum du message « Sans oui, c’est non ». Quelqu’un qui avait un intérêt pour moi depuis plusieurs mois.
Je n’ai pas compris au début. Je me disais que ça ne se pouvait pas. Je devais être consentante sans m’en rendre compte. Mon ami n’aurait jamais fait ça. Les marques sur mon corps, ma gueule de bois, les trous noirs dans ma mémoire, toutes des preuves que je balayais du revers de ma culpabilité.
J’avais des examens et des travaux à faire dans le mois qui a suivi, un stage à l’étranger les deux mois suivants. Pas le temps de me demander si j’avais vécu un traumatisme. La vie n’arrête pas pour que les victimes d’agressions sexuelles reprennent leur souffle. On leur demande de faire comme tout le monde, de faire comme si de rien n’était.
Dès le début de la session d’automne, j’ai frappé un mur. On me demandait soudainement d’être ultra-fonctionnelle. Étant aux études supérieures, j’ai présumé que je faisais une dépression. À force d’être épuisée de trop pleurer, j’ai consulté une clinique.
Après deux mois où les prises de sang et les rendez-vous médicaux occupaient autant mon temps que mes cours, j’ai reçu un diagnostic de trouble de stress post-traumatique.
Ça m’a tout pris pour ne pas arrêter mes études. Je dormais mal, réveillée par des cauchemars, je ne me sentais pas en sécurité dans ma chambre. J’avais peur chaque fois que j’étais seule avec un ou des hommes, chaque fois que quelqu’un me touchait, chaque fois que j’entendais des jokes de viol – et tu réalises pas à quel point ces jokes sont fréquentes avant d’avoir un trouble de stress post-traumatique. Je me sentais en danger de vivre dans une société où ce qui m’est arrivé est accepté socialement. Parce que c’est le message que la société envoie en n’éduquant pas les enfants sur le consentement, en enseignant aux garçons que la persévérance peut transformer un non en oui et aux filles que le plaisir masculin prime sur le leur.
J’ai consulté une psychologue. J’ai été suivie par une nutritionniste. J’ai eu l’immense chance de bénéficier des services du CALACS de ma région au moment où j’en avais besoin. J’ai pris de la médication. J’ai amorcé un suivi en art-thérapie.
J’ai commencé à faire du sport régulièrement. J’ai écrit mon mal, je l’ai dessiné. J’ai créé un recueil de poésie et d’images racontant mon histoire. J’ai chanté des chansons qui me faisaient du bien. J’ai fait du ménage dans mes ami.e.s. J’ai partagé mon vécu, parce que je voulais faire de mon histoire quelque chose d’utile, créer un espace où toutes les personnes qui en ressentent le besoin peuvent se sentir comprises, entourées, moins seules, plus en sécurité, capables de parler ou d’écouter.
Et j’ai carburé aux cicatrices sur mon corps, celles que je me faisais à coup de chutes du haut de mes patins ou du haut du mur d’escalade, à coup de crispation de doigts sur mes épaules ou sur des prises, à coup de pied dans un punching bag. J’ai carburé aux « moi aussi » chuchotés dans les regards, dans les câlins, dans les mots d’autres victimes. J’ai carburé au respect des hommes autour de moi.
J’ai carburé pour me réapproprier mon corps, mon cœur et mon esprit. J’ai carburé pour guérir. J’ai carburé pour croître. J’ai carburé pour fleurir.
Dans la littérature scientifique sur le vécu des victimes d’agressions sexuelles, on fait la distinction entre la résilience et la croissance post-traumatique. La résilience est souvent définie comme un processus de guérison après la blessure psychologique que représente le trauma, alors que la croissance est l’amélioration d’aspects de la vie de la personne après l’agression en comparaison avec son état avant l’agression.
Je considère que j’ai crû et que je continue de croître. Oui, j’ai résilié et je résilie probablement encore. Un peu comme ma cheville droite se souviendra toujours de son entorse, je me souviendrai toujours de mes agressions. Mais comme ma cheville qui, depuis que je fais partie d’une équipe de roller derby, a une force qu’elle n’avait jamais eue avant, je sais que je suis une version plus meilleure de moi-même.
Alors aujourd’hui, je veux partager mon histoire parce qu’elle est belle même si elle est parsemée de violences, parce que j’aurais voulu lire une telle histoire plus tôt dans mon processus de croissance post-traumatique, parce que je veux que d’autres victimes sachent que c’est possible, de fleurir après la déforestation, d’utiliser le massacre comme une occasion de construire du beau.
Et la femme vécut, parfois heureuse, toujours plus forte.
Illustration de couverture par Camille Péloquin