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Je me souviens d’une phrase précise dans cette chanson de Gildor Roy, Une autre chambre d’hôtel (paroles de Gaston Mandeville) :
– J’m’en vais manger des kilomètres pour oublier.
Chaque fois que je prends la route pour un voyage, je me souviens de cette parole (de la chanson aussi évidemment). Dans le contexte de la chanson, la personne qui chante veut oublier une rupture amoureuse. Mais si on la sort de son contexte, cette parole prend un tout autre sens. Personnellement, elle signifie beaucoup pour moi. Parce que lorsque je mange les kilomètres, c’est justement pour oublier. C’est une thérapie. Un moment de liberté et d’évasion qui me procure un bien sans pareil. Puis ça fait partie de mes plus beaux souvenirs.
J’ai 15 ans. C’est mon premier matin sur la route. J’accompagne mon père comme « helper » pour faire des livraisons de produits pétroliers. On se réveille tôt. Il doit être 3:00 ou 4:00 du matin. Je me prépare avec le costume officiel de la compagnie. On est officiel ou on ne l’est pas. Ce matin-là, on doit aller à Baie-St-Catherine et Tadoussac. Des bateaux d’une compagnie de croisières aux baleines. Non seulement on fera de la route, mais on prendra le traversier en plus. En cette heure matinale, nous sommes encore dans la pénombre. Je ne peux pas distinguer le paysage. Seulement la fin de la nuit. Pendant qu’on dévore les kilomètres, je me demande de quoi aura l’air cette première journée. Même si je m’en doute, j’anticipe. J’anticipe surtout les commentaires. Ceux du genre: « Ah! Tu as amené le jeune avec toi. » J’imagine que ça fait partie du jeu.
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Le premier arrêt est le quai de Baie-St-Catherine. On doit remplir le réservoir d’un bateau de croisière accosté là. On descend du camion et mon père me montre les tâches que je ferai pour une partie de l’été. Dans ces tâches, il y a ce gros tuyau de déchargement que je dois tirer. En fait, c’est comme un boyau d’arrosage enroulé autour d’une roue. C’est beaucoup plus gros et beaucoup plus lourd. Je me rappelle mon père me dire: « Tu vas te faire des bras. » Effectivement. S’ils ne sont pas plus gros, ils sont certainement plus raides à force de répéter l’exercice. Mais bon, là n’est pas l’intérêt. Mon père descend dans le bateau pour la surveillance et je reste en haut sur le quai. Si jamais il y a quoi que ce soit, je sais où est le bouton d’urgence. C’est quand même des matières dangereuses.
Je surveille le camion sur le quai. Au loin se dessine le fleuve Saint-Laurent. Nous sommes à proximité de l’entrée du Fjord-du-Saguenay. Je ne peux pas distinguer l’horizon puisque la brume se lève. Les oiseaux chantent et je vois les loups-marins se laver au loin. Le soleil se lève en laissant son reflet sur l’eau. J’ai 15 ans et je suis indifférent à ce moment. Je me dis que c’est normal. Je suis un Charlevoisien donc j’aurai encore le plaisir de revoir ça des milliers de fois. Je continue ma surveillance comme si de rien n’était. On termine le remplissage, je tire comme un déchaîné sur le boyau, je l’enroule et je me dépêche à rentrer dans le camion. On est dans les temps pour prendre la prochaine traversée vers Tadoussac. En route.
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J’ai longtemps eu peur d’aller sur un bateau. Je ne nage pas super bien et j’ai peur de me noyer. Vous savez, le bateau coule puis… Je dois m’habituer vite parce que je vais le prendre souvent cet été. On réussit à embarquer de justesse. Comme il arrivera souvent cet été-là. On sort du camion pour aller dans l’aire d’attente du bateau. On rencontre d’autres camionneurs. Des amis de mon père. On jase avec son père spirituel également. De la franche camaraderie qui se dégage de tout ça. La traversée se termine et on retourne au camion. On doit aller au quai de Tadoussac. L’autre bateau nous attend. On répète le même manège qu’au quai de Baie-St-Catherine. Le soleil est pratiquement levé; la brume, dissipée. L’air frais et marin se fait sentir particulièrement ce matin. Des croisiéristes matinaux se lancent dans un zodiaque. La chasse à l’observation des baleines a débuté pour eux. Pour nous, le remplissage est terminé. On range le tout et on se prépare à retourner au point de départ. Il faut retourner se charger pour faire d’autres clients. Il y a encore de la route à faire. On quitte Tadoussac en direction de Cap-à-l’Aigle. En descendant, je regarde les immenses étendues de forêts charlevoisiennes. Les maisons des villages où l’on passe. Puis encore des forêts sans oublier le fleuve. Nous sommes quand même dans la réserve mondiale de la biosphère de l’UNESCO. Je suis tout aussi différent que lorsque j’étais sur le quai de Baie-St-Catherine et celui de Tadoussac. C’est normal. Je répéterai ce voyage très souvent. Jusqu’à 4 fois par semaine, et ce, l’été durant.
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Si j’étais indifférent à l’époque, je ressasse ces souvenirs en me disant que je suis chanceux. Il y a des gens qui paient pour voir ça et moi, je demeure dans cette région. J’étais payé pour vivre ça. Il y a en pour qui c’est l’instant d’une vie. Dans mon cas, c’est une partie de la mienne. En vieillissant, je me rends compte de cette chance en me disant qu’il s’agit également des plus beaux moments avec mon père. Parce qu’on travaillait ensemble et que nous étions au même diapason. Aujourd’hui, je me réveille en me demandant quand je revivrai ce genre de matin. Ces matins frisquets, peu importe la saison, où je verrai le soleil se lever en même temps que la fumée de mon café. C’est pour ça que j’aime cette phrase: « J’m’en vais manger des kilomètres pour oublier. » Pour oublier la monotonie et apprécier l’essentiel.
Par Mathieu Belley
Révisé par Justine Rosa