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Rentrer seule la nuit

Mes clefs d’appartement dans une main et mon cellulaire dans l’autre, un pas rapide et des yeux alertes. J’ai promis à mes amies qui sont restées au bar que je les texterais dès que j’arriverais chez moi. Chez moi, saine et sauve. Il est 1 h 05 am, la rue est un peu trop sombre à mon goût, mais c’est le chemin le plus rapide. Je sursaute en croisant un chat. J’ai froid malgré mes jeans en plein mois de juillet. Je n’ai bu qu’un verre ce soir, je sens la fatigue me prendre dans ses bras. Mon lit, vite! Pendant que mes pensée divaguent entre le fait qu’une chance que je ne porte pas de talons hauts et que mon réveil sera dur dans quelques heures, j’entends « Heille toé, t’es chaude en Tabar… Heille! Heille toé là!… ». Derrière moi, à quelques mètres, marchant avec un équilibre incertain, plus grand que moi, plus large que moi, un homme. Je fais donc du déni sur les propos incisifs à mon égard et accélère le pas. Ce n’est pas vrai que je vais vivre ça! Dans mon dos, l’individu s’acharne et se rapproche réduisant de plus en plus mon effort pour mettre une distance rassurante entre nous. J’ai peur.

J’ai peur de ne pas rentrer saine et sauve. J’avance entre la marche rapide et la course, j’appelle mon chum. Ça sonne. Le temps est si long. Réponds s’il-te-plait. Si tu ne réponds pas je fais le 911. Mon corps en entier est en mode survie, le souffle court et l’adrénaline qui répond à l’invitation. « Voyons pourquoi tu te sauves, j’te veux pas d’mal. Heille. HEILLE MA BELLE! » Je suis insultée. Je regrette amèrement d’avoir rigolé quand mon père m’a parlé de m’acheter une bonbonne de poivre de Cayenne… Je suis fâchée.

Fâchée parce que je sais que mon chum n’aurait pas peur si un homme le poursuivait dans une rue sombre un jeudi dans la nuit. On ne le catcall jamais lui. Le sexe opposé ne le lui crie pas après dans la rue pour lui dire qu’il est chaud en… Si c’était arrivé, il n’aurait pas hésité à demander à l’ivrogne l’interpellant de lui foutre la paix. Je ne sais pas si l’alcool dans le sang de mon assaillant me rassure ou m’effraie davantage. Je ne me suis jamais battue, je ne sais pas si je saurais me défendre efficacement. Je cours vite toutefois. Est-ce que courir aiderait ma cause? Je pense à mes amies encore au bar. Elles vont rentrer un peu saoule, seule. Un malheur arrive si vite, le blâme sur la jupe trop courte. Elle l’a cherché qu’ils diront. Je pense à la condition féminine. Au Québec et ailleurs. Je suis quelque part entre la crainte, la force et la frustration. Un bruit. Un rire grave, il a fait tomber une poubelle je crois. Un instinct sauvage remonte en moi. Une envie de scalper et de le laisser mourir d’infections douloureuses. La boule dans mon ventre quand je tourne le coin et qu’il me suit encore. En silence depuis quelques mètres. Son aboiement me permettait de le repérer dans l’espace, son mutisme rend le bruit de ses pas terrorisant.

Un « allo » endormi à l’autre bout du téléphone, « qu’est-ce qui se passe? », « quoi? », « tu es où exactement ?», « ne raccroche pas je viens à ta rencontre… ».

Finalement rentrer chez moi, plus ou moins saine mais sauve, quelques larmes de rage.

Je ne pense pas que l’ignorance et le déni aient leur place dans cette réalité. Je ne pense pas non plus que tu doives te sentir mal si tu es nerveuse ou nerveux quand tu rentres seul la nuit. C’est une sensation bien connue d’elles, mais je sais que ça arrive à « ils » aussi. Ne te juge pas si tu transportes une alarme personnelle et un aérosol de poivre. Si tu dois parler au téléphone avec quelqu’un entre la salle de spectacle et ta maison. Si tu insistes pour que la personne qui rentre seule te confirme son arrivée dès qu’elle passe la porte. Si toi aussi tu as déjà mis ton amie un peu trop saoule dans un taxi plutôt que de la laisser marcher. Inscris-toi à des cours d’auto-défense et apprends à gérer ton anxiété en situation de stress. La peur ne t’aidera pas. Je ne compte pas m’empêcher de vivre et ne plus jamais rentrer seule. Je vais m’outiller et être prudente. Marcher avec confiance, suivre mon instinct, ne pas attendre pour demander de l’aide, faire un détour pour passer par la rue éclairée… J’ai espoir de ne plus jamais ressentir ce sentiment d’impuissance propre à trop de femme quand elle rentre seule la nuit.

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