Mars.
Alors que le papier glacé des couvertures de revues de mode nous clame l’arrivée du printemps, et sur lequel on tâche, pour la 150e année consécutive, de nous vendre les tons pastel et les motifs floraux, nous, au Québec, on le sait : en mars, on gèle. Mars, chez nous, c’est le petit frère à paternité non reconnue de janvier et de février. Rien à voir avec avril et mai, qui apparaissent comme de blondes cousines qui font fondre les neiges et raccourcir les jupes des filles.
Mars, c’est encore noir. Mars, c’est Mercure. Mars, c’est le mois de la guerre. Et c’est aussi en mars que j’ai perdu mon père.
On perd notre père parce qu’il est de l’ordre naturel des choses que le géniteur meure avant la progéniture. On perd notre père parce qu’il était vieux, malade, qu’il a eu un accident, qu’il s’est fait descendre par la mafia, qu’il est parti un matin acheter des cigarettes et qu’il n’est jamais revenu. J’ai perdu le mien pour une raison d’un commun on ne peut plus vulgaire : le cancer. Tout ça pour dire que c’aurait pu être pour autre chose. Qu’au final, ce dont on se souvient, c’est qu’on a perdu un parent. Je me souviens qu’entre le moment où j’ai appris qu’il était malade, les visites à l’hôpital et puis sa mort, le temps est passé de façon fulgurante. Était-ce trois semaines, ou plus, ou moins? La mémoire retient bien ce qu’elle veut. La mienne, de mémoire, a retenu le son de la machine accrochée à sa gorge à l’hôpital, qui s’obstruait au rythme de ses respirations et qui avait le même bruit qu’un percolateur. Je me souviens que les gens au complexe funéraire nous montraient les urnes à choisir, dans un éventail de genres, et dont la moins cher était à près de 800 $. Je me souviens qu’on nous a dit qu’il fallait attendre en mai avant de mettre en terre les restes de mon père, car le sol était encore gelé. On n’aurait pas pu être plus clair : mars, ce n’est pas le printemps. Mars, tout est gelé et le sol est impénétrable de nouveaux morts. Je me souviens d’avoir pensé au nombre d’urnes qui étaient en stand-by hors terre jusqu’au printemps.
Je n’étais pas prête à ce que mon père meure. Même s’il avait 78 ans. Même si j’en avais 23. Peut-être parce que quand j’étais enfant, il m’a annoncé qu’il allait mourir seulement quand j’aurais 46 ans et que ce serait à moi de le pousser en chaise roulante du haut d’une colline sur une autoroute à heure de grand trafic. Ses mots, pas les miens. Peut-être parce qu’il répétait à tout le monde qu’il était invincible, qu’il avait une vue bionique depuis son opération au laser, qu’il voyait même la moustache du pilote dans les avions qui passaient dans le ciel. Et peut-être aussi parce qu’il riait impunément de la mort, qu’il regardait en riant les avis de décès dans le journal, jubilant quand il reconnaissait quelqu’un. « Regarde c’te vieux bum, è morto! Hahaha! » Il m’a déjà dit : « Remercie Dieu chaque jour d’être en vie, et dis au Diable de rester patient ». Avec lui, tout tournait au ridicule, tout méritait d’être moqué : la vie, la mort, ses amis, ses ennemis et ses enfants aussi.
Même si mon père, arrivé au Québec alors qu’il avait 25 ans, s’exprimait dans un excellent français, je dirais qu’il y a toujours eu cette barrière. Était-ce celle de la langue, de la culture, de la différence d’âge? Cette barrière entre parent et enfant, ce n’est pas nouveau. Tout le monde la vit, même dans les films, les livres. Ça peut même être full intéressant. Dans mon cas, cette barrière a fait, qu’une fois adulte, j’ai toujours eu un peu peur de partager avec lui mes projets, mes plans de carrière, mes opinions, sujets dont je suis pourtant d’un naturel intarissable avec tout voisin de table, même inconnu. Je ne pourrais pas dire ce qui me gênait. Lors des dîners, personne n’avait la langue de bois quand venait le temps de chaleureusement calomnier l’un des nôtres! Reste que, pour parler des vraies affaires, j’ai toujours eu une réserve de peur de décevoir, d’être incomprise.
Fait que mon père est mort à une période de ma vie où j’avais terminé l’université et que je travaillais à temps plein comme hôtesse-barmaid dans un restaurant. Sans que j’aie aucune réelle avenue sur ce que j’allais faire de ma vie. Je me souviens d’avoir déjà entendu des gens dont un des parents est décédé dire : « J’aurais voulu que moman soit encore de ce monde pour voir ses petits-enfants. » Je m’en suis voulu un peu d’avoir un sentiment semblable, c’est-à-dire, « est-ce trop demander que d’attendre un peu avant de crever pour que je vous montre qu’il y a au moins une chose dans ma vie dont je suis fière? »
Ce n’est pas de questionner si l’amour d’un parent est inconditionnel, mais celui du chemin de pensées étranges qui nous fait dire que, au moins, quand il sera dans l’au-delà, il ne pensera pas que je suis dans le besoin, que je suis dépendante ou misérable. Mon père me forçait à lever le menton, à ne jamais oublier qui j’étais : sa fille. À me dire de faire et d’agir comme si rien ni personne n’était assez bon pour moi. J’en avais besoin plus que je ne le pensais, de ce redressement d’échine. Surtout quand, dans mes délires menstruels, c’est plutôt l’inverse qui m’affecte : je ne suis bonne à rien; tout ce que je touche se transforme en marde; je ne suis pas assez bonne pour personne; tout le monde m’hait pis va m’abandonner dans un ravin un soir sans lune; je mérite juste de mourir en char. Mon père, à sa façon, me disait : « T’es une Moscini, fuck le monde. Fais-en à ta tête ».
Ce mois-ci, ça fera quatre ans que mon père est mort. Peut-être que je ne mènerai jamais une vie assez bonne pour qu’il ait pu mourir en paix et qu’il puisse partir pour de vrai. On doit juste faire notre deuil en attendant et essayer de s’approcher du mieux qu’on peut de ce qu’on juge être le meilleur de la vie.