La première fois que je t’ai vu, c’était en descendant de la 197 Est, à l’heure de pointe. Tu étais là, sur le trottoir, pis tu m’as crié après. FORT!
J’étais d’abord surprise pis après, un peu effrayée. J’ai accéléré le pas pour rentrer chez moi, mais tu ne me suivais pas. T’étais occupé à crier après les autres qui descendaient, à leur tour, de l’autobus.
J’ai pensé : « Ben voyons, c’est quoi son problème, lui? »
Pis j’ai continué ma vie, comme si de rien n’était.
Je t’ai recroisé souvent. Toujours au même coin de rue. Tu es petit, pas très costaud, plutôt vieux, mais tabarouette que t’as du coffre! Ça saisit!
Tes cris sont un mélange de rage, de naïveté, de confusion et de détresse. C’est particulier.
Un jour, j’ai réalisé que tu criais pas après les gens. Tu fais juste des « hou-houuu ». Des « hou-houuu » pour attirer l’attention. « Hou-houuu, regardez-moi, écoutez-moi, je suis là! »
Les gens qui habitent le quartier ont tous une opinion sur toi, sur ta vie. Tu fais partie du paysage. Tout le monde croit te connaitre.
-Ah lui, y’a le syndrome de la Tourette, mais sinon y’est ben normal. -Ah lui, paraitrait qu’il a déjà attaqué une vieille madame. -Ah lui, je l’haïs! Il empêche mes enfants de dormir. -Ah lui, y’a de graves troubles mentaux, faudrait l’aider, c’est triste.
-Ah lui, sti qui gosse!
Selon certains, tu passes vraiment beaucoup de temps au McDonald’s sur Masson. Ton quartier général rouge et jaune qui sent la vieille friture.
Sinon, t’es dehors, arpentant la rue d’Iberville, beau temps, mauvais temps.
Selon d’autres, tu prends l’autobus de 23h08 chaque soir pour aller on ne sait où.
Des fois, y’a des gens qui se tannent de ton maudit criage pis qui perdent patience. Y’en a même qui deviennent méchants avec toi. Tu te recroquevilles en criant « no screaming, no screaming! »
Ça me crève le cœur.
Parce que peut-être que t’as un peu envie de te crisser en feu, toi aussi, mais que tu peux pas aller à Tout le monde en parle pour en parler.
Peut-être que c’est justement ta façon de l’exprimer, maladroitement, au McDo, sur le trottoir, à diverses intersections, en chemin vers ta peut-être maison.
Peut-être que tu cries le trafic pis les pots d’échappement. Les gens qui s’entassent dans l’autobus pis qui n’osent pas se regarder. Peut-être que tu cries la vie qui va trop vite. La course effrénée direct’ dans le mur. Tu cries pour que quelqu’un te regarde dans les yeux.
Tu cries le mépris, le jugement et l’incompréhension.
Ou peut-être que tu cries juste parce que tu peux pas t’en empêcher, sans aucune raison. Peut-être que je suis en train de romancer ta vie.
Je sais pas. J’te connais pas.
J’ai jamais osé venir te parler. Répondre un allô, à ton « hou-houuu ». Mais des fois, j’ai envie de te rejoindre pis de crier à tes côtés. Je sais pas si tu m’accepterais. Comment tu réagirais.
Tu te dirais peut-être : « Ben voyons, c’est quoi son problème, elle? »
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