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Mes seins

Sans doute que le premier souvenir que j’ai de mes seins n’en est pas un. Il suffit d’ouvrir les albums photo de mon enfance pour voir que mes seins – alors à l’époque de simples petits pepperonis – s’affichaient partout, sur toutes les photos. Partout : dans le sous-sol ou dans le jardin, été comme hiver, sous une cape et un chapeau – les pepperonis. Il n’y avait pas d’inconfort, sinon celui de devoir porter des vêtements.

Ma sœur et moi avions des livres pour enfants. Avec des photos d’humains. De vrais humains adultes-tout-en-poils. Sans doute qu’après ceux de ma mère, c’est les seins que j’ai le plus vus.

Maman disait qu’elle avait les seins de Romy Schneider et que, jeune, elle se trouvait bizarre. Mais quand elle a vu ceux de Romy dans la série de films sur Sissi l’impératrice, elle a compris qu’elle était normale.

Romy, c’est un standard universel.

Un jour, j’ai eu des seins (aka phase du pepperoni pointu). Ils sont arrivés tôt – je ne les attendais pas, comme de la visite qui arrive quand le souper n’est pas prêt. Enfin, tu les prends pareil. Je ne les attendais pas. Je savais pas quoi en faire. Pas qu’ils étaient gros, pas qu’ils me dérangeaient, c’était simplement la première fois que je sentais une distance entre moi et les autres. Mes amies filles qui n’en avaient pas. Mes amis de gars qui n’en auraient jamais.

Je suis devenue la « grande fille ». Celle qui allait annoncer mon destin actuel de « vieille fille ».

Quand les jeunes filles arrivent en magasin, à l’âge de 12 ans, ben excitées de s’acheter un truc rikiki en dentelle mauve, je repense à la journée où maman a décidé que, moi aussi, j’avais besoin d’un soutien-gorge. Aucune excitation. Plutôt une grande panique et beaucoup de honte. En fait, pour être franche, j’ai fait une crise… Une de plus ou de moins… Me souviens avoir beaucoup pleuré, de ne pas avoir eu de fun pantoute et qu’on est ressorties de chez Simons avec un top de lycra blanc avec de petites lignes.

Je l’ai jamais porté. Vengeance.

J’ai commencé à porter un soutien-gorge quand une fille (Marie-Pier, si vous voulez du name dropping) dans ma classe de sixième année a pris l’encolure de mon gilet, l’a tiré, a regardé ma poitrine ben libre sous mon gilet des Looney Tunes jaune fluo. Grand moment de solitude – pour le gilet et la poitrine à l’air.

Marie-Pier, elle, elle en avait pas. Et elle en a jamais eu de tout notre secondaire. Vengeance de mon karma sur le sien.

Mes premières vraies brassières venaient du catalogue Sears. Le catalogue Sears, c’est un passage obligé dans la vie de tout adolescent : les filles magasinaient à distance (ce qui évitait les crises) alors que les garçons, eux, élargissaient leur vision et leur émoi à grand coup de mannequins WonderBra.

Un vendredi soir, pas longtemps après, dans une série que j’aimais beaucoup (canal 8, vendredi soir, 21 h), une prof s’est fait renvoyer : comme nouveau moyen de contraception, elle a proposé à ses élèves d’apprendre à se toucher, et non à fourrer. Dans ce quartier pauvre de New York, plein de criminalité, de drogues, de meurtres et d’abus, cette prof-là avait une solution au manque de plaisir.

La professeure a été renvoyée du lycée, y’a pas eu de grossesses accidentelles dans l’émission et moi j’ai compris que les seins, c’était pas juste pour nourrir les bébés. Ça pouvait avoir d’autres attraits.

Me souviens d’un soir de party. Ma mère et ses sœurs – Geneviève, Marie, Diane et Hélène – s’étaient placées sur la marche du bain podium, dans salle de bain et elles se montraient leur craque de seins respective dans le miroir. Scène surréaliste qui ne m’a pas quittée depuis – j’ai pas de craque, je ne peux pas rivaliser.

Avec l’âge, mes seins ne sont pas devenus un atout, comme pour certaines. C’était un peu plus de gras à cacher, avec le reste. J’ai jamais connu c’était quoi d’avoir des gros seins. D’avoir ce pouvoir-là sur les hommes. J’me suis toujours fait regarder dans les yeux. Sauf une fois, un ami me guettait la brassière rouge dans le décolleté. Pis il a détourné la tête et l’a secoué, comme pour se le sortir de la tête.

Maintenant, j’attends pas. Je montre toujours mes brassières. Vaut mieux prévenir que guérir.

Mon premier chum, y’a toujours préféré mes fesses à mes seins. Mes seins, ils ne les touchaient jamais. Y’en valaient pas la peine, faut croire. Et je ne suis pas certaine qu’en avoir eu plus, qu’avoir pu lui faire une branlette espagnole, ça aurait changé de quoi. Peut-être. Whatever. Mais la journée où il m’a trompée avec une fille qui n’avait pas de fesses et encore moins de seins, j’ai compris qu’on avait plus aucune raison de se plaire, lui et moi.

Y’a pas grand-chose dans cet « après lui ». Pas facile de se faire tromper. De sortir d’une relation malsaine. La confiance, pis toute pis toute. J’t’apprends rien.

Le plus dur, là-dedans, c’est tenter de se réapproprier son corps. Le corps que je lui avais abandonné pendant tout ce temps. J’ai tenu – je tiens encore beaucoup – les hommes à distance de moi. Les contacts, c’est difficile pour moi. J’ai refusé de me faire toucher longtemps. Mon corps, je l’ai oublié, complètement.

Mes seins, c’était pas mal la dernière chose à laquelle je pensais. Je me suis perdue dans le reste de ma vie – l’école, la job, ma compagnie, du nouveau monde pour oublier l’ancien.

Puis un soir, je me suis retrouvée dans les bras d’un garçon-beau-fin-et-tout. C’est lui qui a pris mes seins, qui les a touchés, qui a mis sa bouche dessus. C’était comme une première fois. C’était le premier pas – mon corps retrouvait du plaisir avec un homme.

Ça s’est fini comme ça a commencé.

C’est suite à ça, aussi, que j’ai décidé de travailler dans une lingerie. Un moyen comme un autre de renouer avec le monde de l’intime, avec mon corps – et avec une certaine forme de sensualité.

Ça m’a vite dépassée. Romy, c’est un standard pas mal dépassé. Les femmes dans mes salons, y’étaient ben plus marquées que moi par leurs histoires, par leurs enfants, par leurs maladies.

Y’a des jours, je me demande pourquoi ça leur arrive, à elles. Pourquoi une jeune femme de 22 ans, magnifique, se retrouve avec des seins aussi fermes que du Jell-O après l’allaitement?

Pourquoi une jeune grand-maman vient de perdre ses deux seins, après un cancer?

Pourquoi une fille de 16 ans doit déjà porter du HH? Pourquoi une autre vient de se les faire augmenter un peu trop à son goût?

Parce que même si je vois beaucoup de seins – des beaux là – que j’aimerais don’ les avoir sur moi, juste pour voir, quand la porte se referme sur elles, j’ai pas le choix de me regarder-les-seins-en-face. Et de me dire que je suis bien avec mes seins.

Quand je regarde mes seins, je vois des vergetures, je vois mes mamelons-comme-Romy, pis mes anciens pepperonis pointus. Je vois surtout que je suis capable de les regarder, à présent. Que même si j’ai pas de cleavage, ça fait de moi une femme.

Une femme qui a grandi trop vite, qui a joué trop longtemps avec son corps et sur qui des hommes sont passés.

Tous les jours, j’en parle, je les montre, je les touche. Je suis redevenue celle que j’étais à trois ans : mes seins, c’est la partie la plus exposée de mon corps.

Ce mois-ci, c’est le mois de la prévention du cancer du sein.

Ma tante Agathe l’a combattu. Pis ma tante Geneviève, celle qui montrait sa craque dans salle de bain avec ma mère, elle en a combattu un cet été. En juin, j’étais en maillot avec elle sur la plage. Pis c’est en enfilant son maillot qu’elle a compris qu’il y avait de quoi qui fonctionnait pas. Le mois dernier, elle a perdu un sein.

J’peux pas m’empêcher de te demander de te regarder les seins en face.

J’me disais juste que ça serait bon que tu y penses un peu. Pas autant que moi, disons juste un peu. Qu’une fois dans l’année tu joues seins sur table, toute nue devant ton miroir, toi et eux, pis que tu les touches un peu. Que tu prennes le temps de les regarder, de les prendre, d’avoir du fun avec pis de voir ce que tu découvres, que ça soit du plaisir ou des inquiétudes – ça fait partie de la game.

J’te le dis d’même. Moi, c’t’une leçon de vie que j’ai apprise d’une prof qui a été renvoyée d’une série du canal 8, le vendredi soir, à 21 h. Ça vaut ce que ça vaut.

Source (photo de couverture)

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