Cinq heures du matin.
Ma mère m’a entendue me préparer. « T’es belle, chouchoune. » Merci maman.
Je l’embrasse sur le front, elle se rendort.
Je barre la porte, je marche.
Je pense que vous commencez à savoir que quand je sors de chez moi, je sais pas nécessairement où je vais. Ben cette fois-ci, j’ai pas fait changement. J’ai marché en suivant les lampadaires qui n’étaient pas encore éteints, en suivant les lumières de la ville endormie.
C’est beau, les matins. Depuis ce premier jour de congé d’été il y a quelques années, où je me suis levée excessivement tôt à cause de mon horaire d’école qui n’était pas encore sorti de ma tête, j’ai compris qu’une journée avec des amis, c’était pas obligé de commencer à treize heures seulement. J’ai compris qu’on manquait plein de belles choses en ne sortant qu’à cette heure-là.
Je me souviens que ce matin-là, j’ai appelé mon amie vers neuf heures (oui, j’ai fait ça), pis je lui ai demandé si elle avait envie d’aller au Lac-Beauport.
ELLE
Y’a de quoi à faire, là-bas?
MOI
J’imagine. Y’a personne qui habiterait là, sinon. Anyway, ça va certainement être beau.
ELLE, sarcastique
Je te déteste.
MOI
J’arrive dans pas long.
***
Mélodie habitait pas loin. Pourtant, quand je suis arrivée, elle était déjà prête. On a pris son char. « J’suis fatiguée », qu’elle m’a dit. J’ai conduit, conduit, conduit.
En chemin, on a vu un centre équestre. Mel et moi, on n’est jamais trop fatiguées pour faire du cheval. Faque on est allées voir dans la petite grange, pis finalement, on en est sorties avec deux chevaux. Un noir pis un blanc.
Mel et moi, on est pareilles pis différentes en même temps. J’admire la fraîcheur qu’amènent la Lune et la beauté de l’été. Elle admire la douceur du Soleil et le léger pincement de l’hiver. J’ai une opinion sur tout, elle ne dit jamais à quoi elle pense. Je suis un livre ouvert, elle est un coffre dont on aurait perdu la clé. En fait, elle n’a jamais su s’exprimer, je crois. À part par la peinture. Elle me dit souvent qu’elle ne sait pas c’est quoi, des émotions. Je lui réponds que chaque émotion est une mélodie. « Oui, comme ton nom », que je lui dis. Parfois on pleure, parfois on rit, mais ça dure un temps, puis une autre vient remplacer la précédente. Quand je lui dis ça, elle me dit merci. Elle me dit aussi qu’elle aimerait comprendre la Vie, avec un grand « V ». Je n’ai jamais compris, moi non plus. Alors, je ne dis rien.
C’est spécial, de s’entendre aussi bien avec quelqu’un de complètement différent. En fait, il y a une chose qui nous rapproche : c’est notre façon de voir les choses. On est imprévisibles. On aime les belles choses. Pis quand je parle de belles choses, je ne veux pas dire la manucure de la fille assise en avant dans le cours d’histoire ou la tresse française réussie de la première de classe en philo. Par « belles choses », je veux dire les arbres couverts de neige en hiver, les fous rires, les histoires de soirs d’été et les rides, rires ancrés dans les visages des vieilles personnes. Je veux dire les tableaux que personne ne comprend, le sourire d’une mère comblée, les lumières de la ville la nuit, les couleurs que prend le ciel lorsque le Soleil se couche. On peut passer des heures à attendre après rien pantoute, pis ça dérange pas.
Ce jour-là, en faisant du cheval, Mélodie m’a raconté son enfance, ses rêves, son adolescence. Elle fixait le vide. C’était la première fois qu’elle se confiait à quelqu’un. Je ne savais pas quoi dire. Puis elle a arrêté de parler. J’ai vu Mélodie pleurer pour la première fois. Elle pleurait sans trace de tristesse, impassible. Mélodie ne pleurait jamais. Le ciel, comme s’il l’avait entendue, s’est mis à pleurer, lui aussi. Je lui ai demandé de m’expliquer. Elle m’a dit qu’il fallait rentrer. J’ai conduit, conduit, conduit.
***
Elle a fermé la porte de sa chambre derrière moi. Elle a pris un pinceau, silencieuse, mais agitée. Elle a peint de toutes les couleurs. Elle a peint la Peur d’un mélange de mauve et de noir et le Courage, de jaune coupé d’un rouge foncé. Elle a peint la Joie d’orange et de vert forêt et la Tristesse de crème et de gris. Je ressentais ses couleurs. Elle a peint pendant des heures, mais je restais assise près d’elle.
Puis elle s’est retournée. Elle a souri.
« J’ai compris. J’ai peint la Vie. »