J’avais acheté une nappe pour une table de 12 personnes. Une dinde, des patates douces et de la crème.
J’avais même mes atocas, Tom. Mes propres atocas.
Pis même si y’ont brûlé un peu dans le fond de la casserole, quand je me suis assise à 17 h, avec mon verre de vin blanc dans le salon, je ne voulais pas être ailleurs que là.
Chez nous, à attendre mon monde. Dans mon sofa.
***
J’ai fini mon verre de vin blanc.
Tu m’en as versé un verre de rouge.
Tout le monde est arrivé, s’est assis autour de la table, a repris là où les dernières conversations nous avaient laissés.
Pis? La liste des pis-quoi-de-neuf? Et pis toi, Tom?
T’étais heureux Tom. Choyé.
***
– Y’est quelle heure?
– Je sais pas, quelque chose comme 22 h.
– Ah, on a encore du temps.
– C’est pour Emma. C’est correct?
– Ben oui. Je ne suis pas couchée même si je travaille tôt demain.
– Quelle heure?
– Je ne sais pas 6 h 30, quelque chose de même.
– QUOI?
– Ben oui, c’est comme ça. Pis je sors souvent vers 18 h 30.
– Pas sain.
– Oui, mais ça me va. J’aime ça.
– Pas sain. Pas sain.
– OK, mais c’est mon choix.
– Pas sain.
***
Je suis restée là, dans le sofa, à boire ma colère, une gorgée de thé à la fois, à attendre que tu demandes si j’étais heureuse, Tom.
Je me suis demandé c’était quoi, mon problème. Une fraction de seconde, je me le suis sérieusement demandé.
Moi pis ma grosse vie (pas) saine.
Puis non. C’est nous. Nous et nos X qui sont plus ensemble, à la même place depuis quelque temps.
T’es sur le tapis. Moi, sur le sofa. Pis c’est de même un peu partout dans notre vie.
Ça, ça t’a pas traversé l’esprit.
J’imagine qu’au fond, c’est ce que tu me souhaites. Je le sais, t’es pas méchant. Hein que tu n’es pas méchant, Tom? Mais t’es comme tout le monde : c’est difficile de voir au-delà de son propre verre.
Ça pas traversé ton Saint-Esprit que ce qui n’est pas sain pour toi, c’était tout ce que j’avais toujours voulu.
Personne a dit que le bonheur était facile Tom.
Moi, je le trouve au boutte de mes semaines presque-sans-fin.
Mais celui-là, au moins, je l’ai gagné.
Je suis restée là, à rien dire, comme une fille avec un ancien amour.
C’est quoi la différence entre toi pis moi, Tom? Entre tes semaines de 50 heures à toi et les miennes. À chercher des contrats, à jammer avec ton band, à composer de la musique sans arrêt.
Y’en a pas de différence, Tom. Y’en a pas. Aucune.
Au boutte de nos semaines, on a chacun notre 50 heures dans le corps et le même plaisir.
J’ai encore le temps de prendre des soupers avec mes amis, de sortir au théâtre, de suivre des cours de chant, d’écrire et de rien faire (parfois) si le cœur m’en dit. Comme toi. Comme pas mal tout le monde.
Là, j’ai une job, tu sais, une job que j’aime, valorisante, avec une équipe ambitieuse et reconnaissante. Pis la job paye bien. So what?
Qu’est qui n’est pas sain là-dedans, dis-moi? C’te job-là, elle t’a quand même mis des atocas pis du pain dans bouche à soir. Elle est assez saine pour te nourrir.
Elle devrait être assez saine pour me faire vivre, hein?
***
Quand je t’ai refilé des ronds de poêle à brancher dans le mur de cuisine, avec des Tupperware de dinde pour une armée, j’ai souhaité une minute que tu regrettes tes propos.
Parce que tout ça, Tom, tout ça autour de nous, tout ce que tu trouves si beau, mes cadres, mon centre de table en citrouille et la carcasse de dinde, mes semaines de 50 heures, ben ça, c’est mon X à moi.
C’est moi.
Et tu sais quoi Tom, jamais avant, j’aurais eu l’idée de juger ta vie, en me disant qu’elle n’était pas saine. Jamais avant, j’aurais trouvé de quoi à redire à ton épicerie d’économies, à ton appart pas de meubles pas de coloc, à ton compte en banque et à ta vie qui ne connaît pas de demain.
Ta vie, elle n’est pas saine pour moi, Tom.
Mais elle te rend heureux. Je le sais bien.
J’aurais aimé ça, Tom, que tu sois plus heureux pour moi.
J’aurais aimé ça que, depuis le temps, tu me dises quelque chose d’autre que la rengaine de ce qui est sain et pas sain pour moi.
Tu peux continuer à jouer le grand frère avec moi, Tom, mais ça sert pas à grand-chose, les soirs où je suis déjà la plus grande des deux.