Au bout du Verger des Bouleaux, tout au bout des longues allées bordées de champs et de sable, se trouvaient deux minuscules maisons. Quasi-jumelles, de style européen, à deux étages, elles se trouvaient au beau milieu d’un vaste terrain vague qui appartenait aux Lapierre depuis des lustres.
De nombreuses générations y vécurent pendant plus d’un siècle. Toutefois, aujourd’hui, il ne restait que Mathilda Spencer et Thérésa Lapierre – ce n’est pratiquement pas une métaphore, car bien peu de gens du village s’aventuraient jusqu’au bout du Verger des Bouleaux. Et ceux qui s’y risquaient en revenaient très vite.
Chaque matin, on pouvait y apercevoir deux dames assises sur leur balcon respectif, se lançant des regards haineux ici et là. C’était toujours la même scène. Thérésa, avec son tablier et son « nécessaire pour éloigner les intrus », se berçait longuement en scrutant l’horizon. Mathilda, de son côté, trouvait toujours quelque chose à tricoter et œuvrait toute la journée. On aurait dit qu’elles se surveillaient l’une l’autre, il y avait certainement un combat en cours, mais on ne savait pas trop ce qui était en jeu ou qui gagnerait.
En fait, Thérésa Lapierre détestait sa voisine, mais elle n’avait pas le choix de la supporter à côté de chez elle. Pour Thérésa, Mathilda était comme un champignon sur un tronc mort : un être vivant qui profitait de la bonté des autres, en l’occurrence son frère adoré, le défunt Théodore Lapierre.
Théodore avait rencontré Mathilda à la soirée d’élection municipale du village et il avait tout de suite su qu’il allait l’épouser. Mlle Lafrance, de retour après des études à l’étranger, était la cible de tous les regards, non seulement parce qu’elle avait grandi, mais particulièrement parce qu’elle était d’une beauté saisissante. C’est durant cette soirée que Thérésa Lapierre su quant à elle que cette femme allait causer la perte de son frère.
Thérésa se leva et scruta le lointain. Appelant son chien Rufus, elle prit sa carabine et se dirigea vers l’allée où s’engageait une voiture luxueuse.
« Où crois-tu aller ? » cria-t-elle au chauffeur ; « Allez-vous en tout de suite, » lança-t-elle aux passagers.
Mathilda arriva en courant et se planta devant Thérésa :
« – Je les ai invités, alors laisse-les passer, Thérésa.
– C’est encore un de tes prétendants, je suppose ? Ne peux-tu pas attendre que mon frère ait refroidi avant de penser à te remarier ?!
– Théo était aussi mon mari, et tu sais très bien que j’ai autant de peine que toi. Si tu arrêtais de tout me mettre sur le dos, peut-être pourrais-tu comprendre, Thérésa. »
Mathilda Spencer, née Lafrance, adorait son mari. Thérésa l’avait pris comme un affront qu’elle ne porte pas le nom des Lapierre. Mathilda avait préféré conserver pseudonyme à leur mariage, nom sous lequel elle publiait ses ouvrages de psychologie.
Thérésa rebroussa chemin en criant après son chien. Elle entra dans sa maison et, tout en marmonnant des jurons, se rendit directement à la fenêtre. Deux hommes sortirent de la voiture, jeunes, beaux et, à l’évidence, très riches. « Je le savais ! » gronda Thérésa.
Mathilda, maintenant tout sourire devant les arrivants, leur lança un regard coquin et leur dit : « Venez, messieurs, ne laissez pas ma belle-sœur gâcher notre rencontre, voyons ! » La quarantaine avancée, le visage angélique, Mathilda était toujours une très belle femme. Elle n’avait rien perdu de son charme, et les deux hommes la suivirent sans hésiter.
Thérésa avait passé la soirée à épier de sa fenêtre, sans avoir aperçu ce qu’elle cherchait. Avant de dormir, ce soir-là, elle fit un signe de croix en pensant à son pauvre Théodore.
Le lendemain, Thérésa se réveilla en entendant frapper à sa porte. Mathilda se trouvait sur le seuil, ses valises derrière elle. « Je m’en vais, Thérésa, tu seras enfin débarrassée de moi. Les deux hommes que tu as vus hier ont fait une offre sur la maison de mon cher mari. Je n’ai plus les moyens de la payer, nous avions beaucoup de problèmes d’argent depuis la maladie de Théodore. Tu auras ta part sur la vente, tel qu’il le voulait. » Sans lui laisser le temps de répondre, Mathilda pris ses valises et remonta le Verger des Bouleaux sans se retourner.
Thérésa entra à la banque une semaine plus tard. Les gens du village murmuraient sur son passage, cela faisait bien longtemps qu’on ne l’avait pas vu endimanchée de la sorte, avec son petit chapeau sur la tête. « Amenez-moi le directeur, dites-lui que Thérésa Lapierre veut lui parler. »
Mathilda avait trouvé refuge chez l’épicier et sa femme, deux braves gens qui s’étaient proposé de l’engager pour l’aider. Alors qu’elle se trouvait à la caisse, l’épicier lui cria de l’arrière-boutique « Mathilda, on te demande au téléphone. »
« – Bonjour Madame Spencer, j’aurais besoin que vous veniez à la banque signer les papiers de votre propriété. »
– Je vous demande pardon ?
– Votre belle-sœur a racheté la maison de feu Théodore Lapierre, et elle désire que vous en soyez propriétaire. Vous devez vous présenter ici pour signer les papiers. »
C’est ainsi que par un bel après-midi ensoleillé, Thérésa aperçu au loin une silhouette familière. Elle ne se leva pas de son balcon et elle laissa sa carabine à ses côtés. Elle n’alla pas souhaiter la bienvenue à sa belle-sœur non plus. Mathilda lui fit simplement un sourire avant d’entrer dans sa maison.