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Le deuil d’un lieu

Certains endroits marquent nos vies. Comme le deuil d’un humain, ils peuvent être très difficiles à laisser partir… et la seule manière de bercer la douleur est le temps et la douceur de nos souvenirs.

Dire « au revoir » à un lieu qui nous est cher, ou anticiper qu’il n’aura désormais plus la place qu’il occupait dans nos vies nous demande d’apprendre à vivre avec un manque et avec la complexité d’émotions qui nous rattache à cet endroit. Ce n’est pas facile. Surtout lorsqu’on ne se donne pas le temps ou le droit d’assimiler cette peine très légitime. Surtout lorsque ce dit lieu se rattache également à une personne qui nous a quittés et perd soudainement une bonne part de sa magie. C’est comme un double deuil.

En tant qu’êtres dotés de sensibilité et d’un besoin de s’enraciner, les divers lieux qui marquent nos vies à court ou long terme nous servent de repères importants. Il est donc normal que de les perdre soudainement, dans les flammes ou la faillite, ou lentement, à la manière d’un cancer, engendre une grande tristesse. Les lieux ont des odeurs, des recoins, s’imprègnent de souvenirs et d’images ; ils se touchent, se sentent, s’observent, s’animent, ou figent soudainement lorsque ceux qui le rendaient vivant quittent.

Parfois, le deuil se vit sans la mort définitive ; la fin d’un couple, une évolution incompatible, non linéaire. C’est ce que je ressens envers la crèmerie Bunny à Neufchâtel. Un changement de propriétaire, les grandes rénovations trop modernes de la mignonne petite cabane d’antan, une perte de chaleur si je la compare avec tous les doux moments gourmands vécus durant mon enfance et mon loafage de cours au secondaire. Les gens de l’Ancienne-Lorette ont vécu un deuil d’autant plus immense, ce printemps, avec la fermeture soudaine du fameux casse-croûte local Resto Richard. Plusieurs donneraient beaucoup pour déguster un dernier Inter-fromage, tout comme je donnerais beaucoup pour un dernier regard rassurant de la part de mes êtres chers partis trop vite.

En 1992, alors que je voyais tout juste le jour, mes grands-parents s’achetaient un merveilleux petit shack au bord de l’eau à St-Boniface, qui deviendra, au fil du temps, un somptueux chalet entièrement construit de leurs mains. Un endroit paradisiaque où une majorité de mes plus beaux moments en famille ont été vécus. Un lieu qui m’a tellement réconfortée, détendue, rassurée ; un lieu sûr. Un lieu qui en un an a vu ce qui le rendait spécial s’émietter… en quelques poussières d’étoiles. J’ai le cœur brisé. Y penser me bouleverse. Bientôt, je devrai dire au revoir au chalet, à mon chalet. Aux séances de pêche où je relâchais mes poissons, aux chorales de ouaouarons le soir pour s’endormir, à l’aura paisible comme nul autre, aux toasts sur le poêle à bois, aux mésanges qui grignotent dans leurs mangeoires, aux tendres moments familiaux, au lac givré blanc l’hiver, à mes songes du haut de la galerie surplombant la sereine nature. Un chapitre merveilleux de mon existence auquel je n’aurais jamais voulu qu’il y ait de point. Un chapitre qui me confirme que je n’ai plus de grands-parents, que le chalet a repris sa forme inanimée avec les odeurs familières qui s’estompent peu à peu.

Crédit photo : Catherine Kotiuga

Je m’y réfugie encore dans mon subconscient et je me réveille les yeux larmoyants.

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