Le miroir, drôle d’objet. En fait, pas si drôle! Disons plutôt hypnotisant, perturbant, aliénant.
Concrètement, le miroir est à la fois l’espace où je me trouve et l’espace où je suis absent. J’ai besoin du miroir pour savoir qui je suis – je ne suis pas simplement un esprit sans consistance, j’ai un corps, un visage –, mais j’ai cette drôle d’impression qu’il y a comme une différence, un hiatus, entre ce que je suis réellement et ce que j’observe dans le miroir. Mon reflet me montre un alter-ego, un autre dont je dois assumer l’image : un homme poilu, chauve, à la taille moyenne, trapu, un visage plutôt symétrique aux apparences dures, impitoyables. C’est avec ce corps que je me meus dans le monde, que je le touche, le goûte, le respire, et pourtant… j’ai la drôle d’impression qu’il ne m’appartient pas totalement, qu’il est d’emprunt, qu’il ne correspond jamais à ce que je suis, qu’il est dans une fausse corrélation avec ma conscience, avec ma certitude intime et invisible d’être là, vivant, présent à moi-même.
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Et ce regard qui fouille au-delà du miroir cette image de moi-même, est-ce véritablement le mien? Mon regard n’est jamais nu, jamais en pure position d’accueil face à l’image reflétée. Au contraire, il cherche quelque chose, il est rempli d’attentes. Dans notre société, je suis d’abord visible à autrui, avant d’être audible ou tactile. Mon image est ce que j’ai de moins intime, elle est pleinement exposée. Je suis dépossédé de mon image. Qui véritablement se regarde dans le miroir avec euphorie? Je suis soulagé de ne pas être gros, de ne pas avoir un gros nez, d’avoir tout à la bonne place, mais je suis déçu de mes yeux bruns et ternes, de mes sourcils trop épais, de ne pas être plus grand. Soulagement et déception non pas intrinsèques, mais fixé par le regard des autres, lequel est normé, standardisé.
Heureusement ou malheureusement, j’ai un certain contrôle sur mon image. Je peux farder mes boutons, épiler mes poils indésirables, me raser, m’entraîner pour faire saillir mes muscles… Pourquoi faire ça? Par simple amour de mon image? Allons, un peu de lucidité; mon image est fondamentalement liée aux regards des autres. Ce que je projette comme image peut être du ressort de la séduction (je me taillerai minutieusement la barbe), de la provocation (je me raserai les sourcils), de l’effacement (j’entretiendrai ma barbe quand il le faut), de la négligence (je laisserai pousser ma barbe sans aucun objectif en tête), etc. Une image n’est jamais neutre.
Parfois, je suis frustré de ne pas tout contrôler de ce qui apparaît dans les glaces, parfois, je suis soulagé de ne pas avoir à tout assumer. De mon image comme de moi, je ne contrôle qu’une couche, que des parcelles. Et peut-être que la plus authentique des images de moi-même n’est accessible qu’aux autres, à savoir les moments où, spontanément, je ris, je pleurs, je souris. Ce sont ces moments où je suis au monde sans l’interposition de mon image, ou plutôt ces moments où mon image est en pleine adéquation à ce que je suis à ce moment précis.
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Je suis devant le miroir, comme je suis devant mon écran quand j’écris. C’est moi qui écris, mais parfois ça écrit. Mais si le miroir me préoccupe encore et toujours, il ne m’obsède plus autant que le langage. Le langage a tant de nuances, tant de possibilités, tant d’images qu’il peut créer. À mes funérailles, j’aimerais qu’on affiche non pas des photos de moi, mais mes textes. J’aimerais substituer à mon corps vieilli, les images que mes mots auront engendrées. J’aimerais glisser un poème dans les poches des belles étudiantes de mon café plutôt que de leur donner mon visage à regarder. Que voulez-vous, je suis le pire des acteurs!
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