Chère maman,
Aujourd’hui, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis partie à pieds pour te visiter. Pourquoi à pieds? Parce que ça me donne le temps.
Le temps de réfléchir aux sujets dont on parlera, de me préparer à l’odeur qui m’assaillit chaque fois que j’entre dans la résidence, le temps de me préparer à l’état de ton appartement, le temps de visualiser ton propre état… Le temps de travailler mes expressions, pour ne pas que tu puisses lire l’horreur sur mon visage. Je me prépare à te parler de sujets choisis soigneusement, des sujets qui ne te feront pas envier ma liberté, qui ne te rappelleront pas trop le bon vieux temps où tu possédais encore le peu de moyens physiques et mentaux que tu avais avant. Depuis le début, c’est ça. On survole, on effleure, on reste légères.
En entrant chez toi aujourd’hui, tu n’as pas pu faire dans l’évitement. Je t’ai trouvée debout au centre de ta petite pièce, confuse, ahurie, horrifiée de me voir arriver là…à ce moment. Je n’ai pas tout de suite compris. C’est l’odeur qui m’a prise à la gorge en premier. Déjà que je trouve difficile de respirer dans cet endroit, là, j’aurais voulu ne plus jamais respirer. J’imagine toi!
Tu n’as pas voulu que je t’aide, encore moins que je te touche. L’orgueil est probablement ton trait de caractère qui crèvera en dernier. Te voir avancer vers la salle de bain 1 pas à la fois, toutes les 30 secondes, puis te voir te pencher difficilement pour ramasser tes souillures en disant haut et fort : « Il n’est pas question que tu fasses ça! Je ne verrai pas ça de mon vivant! ». Mon cœur s’est fendu!
Il s’est fendu en te voyant te relever, déployant le peu de force qu’il te reste dans les jambes, et sourire en disant aux filles d’aller s’asseoir au balcon « le temps que grand-maman vous rejoigne »! Fendu maman…à jamais! Te voir ainsi ne me choque pas tant… J’ai vu bien pire! C’est de voir que tu as vu que je t’ai vu ainsi qui me fais le plus de mal. Tu as compris, tu as lu mon visage. Le peu de lucidité que tu possèdes encore, il était toute là, à ce moment! J’aurais voulu faire semblant de rien…je suis tellement bonne là dedans, mais j’ai perdu le contrôle de ma face…de ma tête….de mon cœur! J’aurais voulu qu’on retombe dans notre légèreté …dans nos effleurements… Mais on est tombées toutes les deux dans un bouillon de réalité cinglante! Et je suis meurtrie maman! Meurtrie et tellement désolée!
Assise dehors, tu m’as demandé de t’expliquer ta vie. « J’ai été une bonne mère hein!? J’entretenais ma maison? Je jouais avec vous? » Mon visage t’avait ouvert une porte en arrivant chez toi. J’ai été tentée d’effleurer, d’éviter, d’acquiescer. Puis j’ai respiré, ramassé les morceaux de cette vie que je traîne avec moi lourdement, et je t’ai répondue.
« Non, maman! Tu nous as juste aimées! Intensément… Et mal… Horriblement mal! Et il arrive souvent que je t’en veuille! Et j’ai construit ma vie dans la peur d’être comme ça aussi. Tous mes choix sont en réaction à cette peur terrible qui gruge! Cette peur de te ressembler! Alors non, maman, tu n’as pas été une bonne mère! Tu as été une mère. Juste une mère! Il ne faut pas de talent particulier, pour ça! »
Mais aujourd’hui, quand tu as repoussé ma main tendue, quand tu as clairement lu la détresse sur mon visage, quand tu as refusé mon aide malgré ton propre désarroi… Aujourd’hui, tu as su me protéger, maman. Ce fut la première fois. Aujourd’hui, tu as été une bonne mère, et je veux te dire merci.
Je comprends, maintenant, la différence entre capacité et volonté…
Et je te pardonne, maman!
Dominique
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