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Je suis en retard sur ma vie

Je suis constamment en retard sur ma vie. On dirait qu’elle n’a pas besoin de mon assentiment pour se déployer dans les directions qui lui plaisent. La plupart des grandes orientations qui ont caractérisé ma vie n’ont pas forcément été le fruit d’une longue réflexion mûrie. Je me rappelle trop bien ces moments charnières où j’ai fait des choix cruciaux – où des choix cruciaux ont été faits, devrais-je dire – et dans lesquels souvent un simple appel vers le vertige, une irrésistible pulsion, un lâcher-prise ont pris le pas sur ma réflexion et se sont fait maîtres à bord.

Allais-je étudier la littérature, allais-je faire une maîtrise portant sur Marcel Proust, deviendrai-je planteur d’arbres, m’engagerai-je avec telle fille? Autant de questions qui ne se sont pas imposées, qui ont en quelque sorte été éludées, qui ont plutôt été remplacées par des controverses internes et corporelles, des combats d’impulsions contraires, des querelles sanguines… Difficile à vraiment expliquer!

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Bien sûr, comme chaque fois que je sens qu’une grande décision vient d’être prise – à mes dépens, aurais-je envie de dire –, mon cœur s’emballe, je pompe je du sang à la folie, mon esprit se grise et je ne m’appartiens plus vraiment. Là où j’ai le sentiment de reprendre contrôle de ma vie, c’est lorsque je réfléchis à rebours, que j’entre en rétrospection. À défaut d’avoir réellement fait des choix, je suis partiellement en mesure de comprendre et d’interpréter le fil des événements. La rétrospective constitue ma vraie liberté. Liberté en décalage, je veux bien, mais liberté tout de même. Ma vie libre, la seule que je maîtrise un tant soit peu, a la forme d’un journal intime écrit à la fin de mes journées.

Ne serait-ce que de mettre des mots sur cet aspect de ma vie m’angoisse, m’angoisse jusque dans le creux de l’estomac. Je réalise que si j’ai toujours été si lent à sauter, à me lancer dans de nouveaux chemins, à me résoudre à entreprendre de grandes choses, c’est qu’une part de moi, ou plutôt que moi en entier, chair et os, j’ai toujours voulu éviter cette angoisse, la repousser le plus rapidement possible. Mes résolutions ont toujours été tardives mais fulgurantes. Comme si, une fois l’élastique étiré au maximum, je me devais de tout lâcher et de laisser le coup partir.

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Pas surprenant que je sois en retard sur tous mes copains. Je suis celui qui tarde dans les études, celui qui repousse sa carrière en plantant des arbres, celui qui ne change pas de travail même lorsqu’il ne me sied pas, celui qui plonge dans les livres plutôt que dans sa propre vie. Certains y voient un éternel adolescent, je crois être tout le contraire. Je me sens vieux et vieilli de mes angoisses, de mes retards, de mes demi-choix, de mon absence de méthode devant les apories.

Il y aura toujours l’écriture pour me retrouver, me recentrer. En décalage, toujours! Je suis celui qui s’appartient par en arrière, qui ne se saisit que dans le re-saisissement.

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