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Je me suis fait percer le nombril – Par Noémie Doyon

Je suis en cinquième année, j’ai onze ans.

Trois heures et demie, la cloche sonne. L’école est finie. Il me reste deux heures pour jouer dehors. À cinq heures et demie, je dois aller rejoindre ma mère au salon. Sa dernière cliente est à 16h, mais c’est une teinture. Et c’est long, faire une teinture.

À Montmorency, quand les enfants du quartier peuvent pas jouer dans la cour d’école parce qu’il y a ceux de la garderie, ils jouent ailleurs. Ils jouent dans ce qu’on appelle Le Cap. Le Cap, c’est une terre super à pic, avec beaucoup beaucoup d’arbres et d’escargots, avec des fougères et des bouteilles de bière cassées. Dans Le Cap, on se construit des maisons avec des cuisines et des toilettes. On les utilise bien comme il faut parce qu’une maison, faut que ça serve. Le soir, tard, si ça fait trop de bruit dans Le Cap, un monsieur avec une grosse barbe blanche sort de la maison bleue et en kidnappe un ou deux d’entre nous. Mais c’est pas grave, ils reviennent toujours le lendemain.

Le temps passe vraiment vite dans Le Cap. Quand je demande l’heure à Matthew, il me dit six heures et demie. Je suis en retard. Je sors du Cap, je passe par mon passage secret. J’arrive à l’escalier, que je descends par la rampe, sur les fesses. Je marche jusqu’au salon. La porte est barrée. Je peux pas entrer. Je vais voir dans le garage à côté. Là y’a les hommes. Y’a toujours les hommes. Et y’a ma mère. Y’a aussi ma cousine, et ma demi-sœur qui ont toutes les deux mon âge. Ma mère dit qu’elle a une surprise pour nous. Qu’on s’en va quelque part, toutes les quatre.

J’arrive à la pyramide Sainte-Foy, pour la première fois de ma vie. Et je devine pas la surprise. Jusqu’à ce que j’arrive devant les mots, en police Arial Narrow et en caractère 1000, « TATOUAGES ET PIERCINGS DE QUALITÉ ».

Ça fait au moins un an que j’essaye de convaincre ma mère. Faut que je me fasse percer le nombril. Parce que c’est beau. Aussi parce que je veux être sexy. Mais ça je dis pas. Je suis pas particulièrement belle et je suis bizarre, je le sais. Je m’habille déjà plus funky que tout le monde. Et les gars s’intéressent pas à moi. Mais j’ai des amis, beaucoup d’amis. J’ai ce talent-là. Ça me vient de mon père.

On entre. Un madame nous accueille, fait signer des papiers à ma mère. Elle nous emmène devant la vitrine de bijoux. Je stresse un peu. J’en choisis un en faux argent, avec un faux diamant bleu foncé. Ma cousine, elle, prend la même chose, mais avec un diamant rouge. Ma demi-sœur en prend un en or, parce qu’elle fait de l’infection. Je suis pas jalouse, je le trouve pas beau le sien.

La madame fait payer ma mère. Ça coûte cher, me semble. On s’en va toutes les quatre dans la salle où le perceur va venir nous rejoindre, « ça sera pas long ». Je suis contente, j’ai hâte, mais j’ai la chienne. Je veux pas y aller en premier. Finalement, on décide que j’y vais en dernier. Laurence est la première, Rosalie la deuxième. Le perceur entre. Il est blond, bronzé, il a dans les quarante ans. Peut-être moins. Il est super gentil et il parle doucement. Super doucement. Il désinfecte ses instruments. Je l’aime bien.

«  Qui est-ce qui se fait percer en premier? »

Laurence lève la main.

«  Moi »

« Parfait, tu peux t’asseoir sur la chaise, juste ici »

«  Ok »

« On va commencer par passer une toute petite aiguille, après une plus grosse, une autre plus grosse, encore une autre et après, on passe le bijou et c’est fini »

« Ok »

« T’es prête? »

« Ok. Eh, oui. Oups »

« On y va »

Il monte un peu le chandail de Laurence, désinfecte sa peau. Lui redemande si elle est prête. Elle répond « ok ». Encore. Et puis il la perce. Il fait comme il a dit. Une aiguille, après l’autre, encore l’autre, et puis l’autre et le bijou et c’est fini. Tout se passe bien. Laurence est percée. 15 minutes plus tard, Rosalie aussi. C’est mon tour. Je stresse.

Il désinfecte ma peau. Je stresse. C’est froid. Je stresse. Il sort l’aiguille. Je stresse. La désinfecte. Je stresse. Me demande si je suis prête. Je stresse. Il me regarde. J’hoche la tête. Je stresse. Il me pique l’aiguille dans le nombril. Ça fait pas mal.

Je déstresse.

Le bijou est mis. Je suis allongée sur la chaise. Je veux me lever. Je m’assois.

Me lève. J’ai mal au cœur. Je vois plus rien. Que du blanc.

Je perds connaissance.

Sur le perceur bronzé blond.

Et parce que quand tu t’évanouis tout se relâche.

Même ta vessie.

Je lui pisse dessus.

Alexe Raymond, révisuere, raymond.alexe@gmail.com

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