Mon habileté dans les relations interpersonnelles est au même niveau que l’asphalte. Pis tout comme l’asphalte du Vieux-Québec en cette bleue matinée, il pleut dessus. Pas juste un petit crachin qu’on aime en grande sécheresse là. Une pluie diluvienne, torrentielle, un déluge acide qui ravine mon humeur.
J’ai 19 ans et la majorité des relations que j’entreprends me laisse un goût terriblement amer en bouche. Je blâme personne, j’ai juste pas de talent là-dedans. Dans ma tête de fleur bleue, le but ultime d’une vie, c’était l’âme sœur. Sans dépendre d’une personne, toujours pouvoir compter sur elle pis partager des moments simples. Parce que les choses simples, ça rend heureux. C’est ce que je pensais jusqu’à ce que Kundera entre dans ma vie. Il m’a appris que l’amour, ou tout ce qui lui ressemble, c’est compliqué pis pesant sur l’être. Pis que la légèreté peut être insoutenable.
Ma fleur bleue a fané. Je suis devenue le genre de fille frustrée qui désespère son entourage. J’ai lancé des piques contre le patriarcat deux-trois fois par jour et je me trouvais bien drôle. Mais ça mène nulle part d’être en colère. Ça fait du bien, mais ça doit pas durer, la brume épaisse doit s’estomper avant de s’ancrer pour de bon dans nos poumons. Au fond, la frustration venait du fait que je voulais encore croire à tout ça. J’étais désillusionnée.
À travers mon miroir de salle de bain un peu sale, j’ai réalisé à quel point j’étais morte en dedans. La vue était pas belle. Toute mon énergie avait péri, ma spontanéité avait fané en même temps que ma fleur bleue. Fallait que je fasse quelque chose parce que mes yeux éclataient plus. Les larmes qui en avaient coulé avaient fait de l’érosion sur ma peau pis ça avait creusé d’énormes cavités mauves. J’avais l’air malade. J’étais lovesick. Mon reflet m’a pris la face bouffie entre ses deux mains pis m’a shaké :
« Y’a personne au monde qui va t’aimer aussi gros que tu le souhaites, Noémi. Personne. L’amour inconditionnel, c’est de la bullshit que t’es conditionnée à vouloir. Le seul amour inconditionnel que tu peux vivre, c’est de toi à toi. »
J’ai ravalé mon dégoût pour les phrases préfaites. C’est vraiment quétaine. Sauf que c’est vrai, un moment donné faut apprendre à s’aimer soi-même. Se donner de la tendresse. Se trouver belle. Se trouver drôle. Avoir envie de faire des activités avec sa propre personne. Être à la fois seule et bien accompagnée. Je peux juste dépendre de moi. Je suis la seule personne qui sera éternellement là pour moi. Bien sûr, y’a aussi quelques ami-e-s sur qui on peut compter, mais pas à en mettre le poids sur eux. Pas à leur mettre notre bonheur entre les mains. Ils sont là, avec légèreté. Faut être capable de voler avec eux comme des ballons d’hélium libérés dans le vent. Faut pas les retenir avec de la ficelle. Faut pas les implorer de nous faire rire, de nous consoler, de prendre soin de nous.
À partir de ce moment-là, j’ai pris plein d’initiatives pour faire de moi ma meilleure amie, mon amante. Des petits gestes anodins comme des grandes réalisations. Aussi superficiel que ça puisse paraître, je me suis acheté de nouveaux vêtements. Pas que j’en avais pas déjà trop, juste parce que je me suis acheté des morceaux que je souhaitais avoir depuis longtemps et qui me faisaient sentir vraiment belle, vraiment bien, vraiment moi. Chaque fois que je les porte, je me sens épanouie. Je suis entrée dans le Club de lecture de mon école pour découvrir plein d’auteur-e-s québécois-e-s succulent-e-s. Je me suis mise à goûter les récits un à un et en décortiquer les saveurs. Je me suis impliquée dans mon association étudiante pour sentir que je fais réellement une différence. J’ai exploré plusieurs domaines artistiques pour découvrir mes vraies passions, celles qui me font vibrer la corde sensible et font titiller ma créativité jusqu’à ce que ça me chatouille dans le cœur. Je manie désormais le pinceau comme un apprenti sorcier manie sa baguette. J’écris aussi souvent que je le peux, j’essaie de mélanger les saveurs que j’ai trouvées dans mes lectures. Je me la joue comme Apollo dans la bibliothèque. Je vais prendre des marches par moi-même. Je respire l’air frais pour diluer la brume du passé.
Tantôt, je suis même allée manger une crème glacée par moi-même. Sous la pluie. Je me suis réconciliée avec la pluie, pieds nus sur l’asphalte, en mangeant mes sentiments. Pis je me sentais bien. Je me sentais moi.