Chloé Savoie-Bernard réussit encore à me faire brailler avec son nouveau recueil de nouvelles Des femmes savantes paru chez Triptyque récemment. Après Royaume scotch tape, livre de poésie féministe coup de poing dont j’ai déjà vanté les vers dans un autre billet, j’ai l’impression que l’auteure m’enfonce maintenant son bras au complet dans la gorge pour m’arracher le cœur en me disant : « Tu es une personne extraordinaire ». Ça fait mal, c’est beau et on en redemande. Il y a même des fleurs kitsch sur la page couverture! C’est un bel objet qui vous hantera longtemps.
Dès la première nouvelle, Chloé Savoie-Bernard opère une rupture épistémologique : « Je dois fermer les livres. Quitter la littérature ». Projet paradoxal s’il en est un, mais qui caractérise bien le sentiment d’imposture des personnages. Les femmes savantes du livre sont toujours coincées entre leur désir de plaire et leur désir d’être authentiques : « J’ai une bibliothèque de fou que je sais décliner comme oublier pour pas faire mon intellectuelle gossante ». Libres et prisonnières de leurs fictions, elles sont fortes malgré le patriarcat qui vampirise leur vie. Sachant que Chloé Savoie-Bernard poursuit un doctorat en études littéraires à l’Université de Montréal, on pourrait dire qu’elle se donne aussi le droit d’écrire autre chose que des articles scientifiques pour se plonger tête première dans la vie des femmes et la culture populaire de son temps.
Les histoires de l’auteure rendent visibles des réalités propres aux femmes sans tomber dans un essentialisme moralisant. Folie, littérature, violence, beauté, performance, sexualité, amour et mort sont quelques-unes des obsessions qui traversent les courtes nouvelles. Les femmes savantes survivent parce que « le suicide est démodé » et parce qu’elles « really don’t like emotions ». Elles réfléchissent, font leurs autocritiques et assument de pas être lisses en permanence comme des Barbie, même si le miroir toujours les guette. Elles sont seules, mais on les sent pourtant solidaires, comme si d’étranges fils d’or les reliaient les unes aux autres. La catégorie « femme » est bouleversée, subversive, car elle ne correspond plus aux normes traditionnelles de la société. Les femmes dont il est question ici sont plurielles et guerrières. Elles osent prendre la parole et c’est à nous de les recevoir comme lecteurs et lectrices, et surtout, de les écouter.
Les femmes savantes contrôlent leur sexualité. Ici, pas de sensualité fleur bleue ou si peu, on plonge dans des relations d’un soir et des pratiques sexuelles plus marginales, voire dangereuses. Parfois, on déserte avant que ça commence : « Il aurait fallu qu’on s’embrasse, j’imagine, ou quelque chose du genre, ç’aurait été tout à fait de mise dans les circonstances, ç’aurait répondu aux scénarios universels, mais nous nous en sommes tenus à parler à bâtons rompus dans cette langue qui n’était ni la mienne ni la sienne. À un moment, je me suis levée, je lui ai souhaité une très bonne année. J’étais sincère ». Les femmes sont conscientes d’exister comme objets de désir dans le regard des hommes hétéros. Elles basculent sur des chaises inconfortables, ne sachant pas si elles veulent jouer la séduction ou abandonner. Les hommes-enfants ne veulent pas s’engager parce qu’elles sont toujours trop ou pas assez pour eux : « Tu es la plus belle, me disait-il, la plus belle en ville, mais être la plus belle n’a jamais suffi, n’est-ce pas, à ce que lui prenne l’envie de n’être qu’avec moi. Tu es la plus belle, mais jamais il n’ajoutait que j’étais son amour, j’attendais son amour comme la chose qui allait me compléter enfin, mais je restais partielle et morcelée dans son lit, jamais rassemblée par ses caresses, son corps sur le mien ne faisait que me disperser ».
Quand les relations durent trop longtemps, elles semblent mener vers la mort. « Bien entendu que je suis lourde, ce qui court sous mes épaules qu’ils étreignent en souriant de leur étroitesse, c’est toute la révolution de 1892, le sang des esclaves qui engraisse la terre des plantations de canne à sucre ». Parce que la couleur de peau est toujours trop ou pas assez foncée, les patrons et les clients des bars cherchent « l’exotisme » parfait sans s’intéresser à la vraie personne, aux origines, à l’intelligence humaine et aux projets. Chloé Savoie-Bernard réussit à tisser des liens entre colonialisme et sexualité dans l’une des meilleures nouvelles qui composent son recueil.
Dans le contexte des événements politiques récents qui témoignent une fois de plus de la culture du viol au Québec, cela fait du bien de lire des histoires où certaines femmes réussissent malgré tout à s’en sortir. Avec ou sans talons hauts, maquillage ou poil, elles prennent leur vie en main, couchent avec qui elles veulent, quand elles veulent, sont capables de dire non et d’être heureuses un peu. Les personnages du livre ouvrent des portes vers d’autres réalités singulières, mais se tiennent sur le bord, indécises. On aurait parfois envie qu’elles plongent entières et détruisent leurs bourreaux tellement la douleur est insupportable. Après des siècles de littérature androcentriste, les femmes savantes commencent à envahir la fiction à notre plus grand bonheur. Je termine ma lecture avec cette impression : « Le contact de mon corps avec le béton froid me réveille tout en m’apaisant. Parce que je suis un peu hangover, mais aussi parce que je me sens lasse. Malgré toute l’attention que je porte à ma vie pour que rien n’échappe à mon contrôle, quelque chose, quelque part, cloche. Malgré tous les efforts que je fais pour essayer de le nommer, cet ostie de caillou dans ma mécanique, j’y arrive pas ». Comme l’une des femmes savantes du recueil, on voudrait se souhaiter « vraiment tout un tas de choses pour l’année à venir. Tout un tas de choses ». Par exemple, que l’œuvre de Chloé Savoie-Bernard se poursuive encore longtemps.
Bonne lecture.
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