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chagrin

De gros nuages s’abattent sur mon ciel, s’épaississent au fil des heures et ne laissent bientôt plus passer de lumière. Quelques jours, quelques heures défilent et, désormais, il fait sombre. C’est le noir, c’est l’implosion, le chaos interne. Des larmes grasses, chaudes, lourdes, la mâchoire crispée, le cœur ligoté par tant de nœuds, les genoux à terre, j’explose. J’ai mal. Un trou béant s’ouvre dans ma poitrine, un abysse, un vide dans lequel tout s’engouffre : le passé, le présent, l’avenir, les proches, les ruptures, les peurs de l’enfant que j’étais, celles de l’adolescente qui ne s’est jamais exprimée et de l’adulte qui se sent en danger.

Vingt-six ans et la sensation d’en avoir six à nouveau, de hurler un chagrin qui était enfoui si profondément en moi. Un chagrin tu et étouffé pour tout un tas de raisons. Certaines m’appartiennent, d’autres pas. Je n’ai pas su faire autrement. Je n’ai pas su et, surtout, je n’ai pas pu. J’ai masqué, j’ai enfoui, j’ai recouvert, j’ai écrasé, j’ai nié, j’ai refoulé, j’ai contrôlé et aujourd’hui je n’y arrive plus. Telle une immense vague, tout me submerge, tout m’embarque et me chahute. Je ne touche plus terre, je me sens comme prisonnière d’une forteresse que j’avais moi-même bâti. Elle était mon armure, ma carapace protectrice contre toutes les souffrances que la vie peut nous balancer en pleine gueule. Elle fût solide, j’y étais lovée, loin des tumultes. Les vagues frappaient contre ses murs et repartaient, ne parvenant pas à atteindre ce que je conservais précieusement derrière la barricade : mon cœur, ma vulnérabilité, mes faiblesses peut-être, mes douleurs d’enfant, mes traumatismes. Puis, l’océan s’est déchaîné, les vagues ont pris de l’ampleur, elles se sont cognées plus fort aux murs de mon antre ; ils se sont mis à trembler. Une fois, deux fois, dix fois… Et là, c’est le tsunami qui sévit. Que peut-on contre un tsunami ? Il dévaste, détruit, balaye tout sur son passage. Ma forteresse s’est effondrée, cette muraille construite sur vingt-cinq années est tombée. Une réalité fracassante m’apparaît : rien n’est invincible. Rien n’est éternel. Elle a tenu, elle ne tient plus.

Me voilà à nue face à la vie, face à moi-même, face à l’enfant que j’étais, face à l’adulte que j’essaie de devenir. Je marche sur les gravas, le cœur meurtri, les yeux imbibés des larmes que j’ai refusé de faire couler jusqu’à aujourd’hui. Tout me revient : les souvenirs, les non-dits, les incompréhensions, les cris étouffés, les pleurs ravalés, les peurs refoulées, les fragilités masquées… C’est alors que je comprends. Je comprends qu’au-delà de ces sentiments et émotions dévastatrices, se révèle et se réveille mon humanité. Je comprends que rencontrer sa vulnérabilité, c’est se donner la force d’une humanité plus sincère, plus grande, plus profonde. C’est se donner la parole, se donner le droit d’exprimer, d’exploser, de lâcher. Lorsque le tsunami se retire, que les vagues reprennent un va-et-vient naturel, que les nuages noirs s’effacent, j’observe et ressens de tout mon être l’ampleur des dégâts : les fondations de toute une vie qui ont volé en éclats. Alors, je pleure les débris qui jonchent le sol, je pleure mon insouciance d’enfant, la douleur du fracas, de la perte. Bien qu’il semble sans fin, je comprends un peu plus à chaque tempête que ce temps est nécessaire. Nécessaire pour faire vivre sa tristesse, pour laisser son corps se décharger d’un poids trop longtemps porté à bout de bras. Nécessaire pour reprendre appui en soi et commencer à reconstruire. Je prends par la main l’enfant que j’étais, nous sortons toutes les deux du chaos et laissons derrière nous ce refuge détruit. Elle reprendra le chemin du passé, tandis que je panserai ses plaies. Puis je tendrai la main à l’adulte qui m’attend, pour construire non pas la forteresse qui n’est plus, mais de nouvelles fondations.

Brique par brique, je pose des repères en moi et j’apprends que nulle émotion n’est à diaboliser. Comme tout un chacun, j’avance au gré de ce que je ressens et rien, non rien n’est honteux. J’apprends que la quête d’un bonheur parfait et lisse est vide d’humanité, qu’il n’est que surface. J’apprends que nous avons tous bricolé pour nous protéger et que la culpabilité n’a pas sa place dans cette réalité.

N’en veux pas à l’enfant que tu étais. Tu as fait ce que tu as pu, tu fais ce que tu peux et feras ce que tu pourras. Prends ton temps pour reconstruire ou peut-être commencer à construire. Choisis tes propres briques, pose-les là où tu le souhaites. Réconcilie l’enfant, l’adolescent et l’adulte car tous se battent pour toi. TU te bats pour toi et tu as le droit. Ne cesse jamais de prendre soin de toi et n’oublie pas que rien n’est immuable. Que la pluie est nécessaire pour permettre à la nature de se réinventer. Elle éteint les brasiers et mouille les cœurs, mais derrière chaque nuage pointe un rayon de soleil, lumineux, doux, chaud, rassurant.

Alors laisse ton eau se déverser et si tu as la sensation de t’y noyer, sache que, toujours, tu reprendras pied et que toute tempête finit par se dissiper.

Crédit : Mila Young, sur Unsplash

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