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Ce que ton selfie ne dit pas

Tu supprimes celui où t’as les cheveux dans face, l’œil à moitié fermé. T’as pas publié celui où ton sourire avait l’air fatigué. Avec ton téléphone et ton selfie stick, touriste de ce monde, tu ne montres pas le laid et ne partage pas ce qui compte non plus, comme l’exceptionnel des choses.

Tu ne t’« autoportrait » pas dans un voyage de bus de nuit de 10 heures. Quand tu t’es réveillée, ta face à 2 pouces d’un Birman en train d’écrire sur son FB, tu t’es dit que ton bus VIP aurait pu être mieux. Une madame criait dans l’allée pour vendre des trucs frits; elle a passé son assiette au-dessus de ta tête.

T’as pas posé l’après-midi de break à écouter Jumanji à l’air climatisé de l’hôtel parce que t’avais besoin d’un break du chaos, de la chaleur, de la poussière. C’est moins hot, mais ça fait partie de la game du backpacking pareil.

T’as pas pris ton téléphone pour prendre ta face de cœur sur la flotte au marché (le poisson séché, t’a essayé, mais ça passe pas).

Oui, t’as pris un selfie au coucher du soleil, les cheveux au vent avec la lumière parfaite, devant un temple de pierres. Résister était trop tough. Mais.

Même si c’est hot, ce l’est pas autant que de sentir le marbre sous les pieds devant le temple recouvert d’or. Le selfie stick ne rend pas hommage au goût du curry. À celui de la coriandre. Au GINGEMBRE (parce que la photo ne sera jamais aussi bonne que leur salade).

T’as pas photographié le regard de la petite fille qui t’a regardée te faire peindre le visage comme leur coutume. Juste pour ça, ça valait la peine (pas ta face maquillée posée, ses yeux à elle). C’était pas approprié. Le momentum se vivait, mais on ne pouvait pas le voir sur un écran.

Comme les rides de vélo dans les p’tites villes, avec un panier en avant pis une clochette (dont tu as abusé l’usage parce que trop satisfaisant). Comme une promenade en longboat. Comme les petits Birmans qui criaient en vous voyant : HELLLLO!!!! Comme une ride de moto dans les rizières (t’as essayé mais t’as failli échapper ton téléphone) ou dans la ville à 2 h du matin, avec ta tuque (anyway t’étais gelée et fallait que tu tiennes ton backpack).

Tu n’as pas mis sur FB ta face en train de te brosser les dents à côté d’un étang (dans lequel se baignaient des buffles). C’est quand même un brossage de dents qui restera gravé dans ta mémoire.

T’as pas fait non plus un portrait de ta colère de ne pas pouvoir visiter certains endroits. Sur la pancarte devant le temple : pas de camisoles, no shorts, no shoes, no ladies. T’as respiré et profité de la vue. Faut laisser aller des choses plus grandes que soi, des fois.

T’as pas immortalisé ta brassée de linge à la main dans les lavabos. Suspendue sur une corde à linge de soie dentaire (même si ça marchait bien). Ta face devant des bobettes qui sèchent, c’est pas ça qu’on veut montrer. Le trafic épouvantable. La chaleur, mais t’sais, comme trop. Voir les gens cracher ce qu’ils chiquent à toute heure du jour et leur bouche pleine de noix rouges.

Et y’a tous ces moments que tu aurais voulu prendre, mais tu t’es retenue. La vendeuse d’orchidées enceinte. Les enfants en uniforme à la sortie des classes, sur des vélos beaucoup trop grands pour eux. Le moine qui textait, Ray Ban aux yeux.

Le plus beau et le pire ne sont pas sur ta face. On ne peut pas ressentir les extrêmes sur les photos. J’en ai pris, et des selfies aussi. Mais le trip est tellement plus que ça. Faut prendre ces souvenirs avec un grain de sel. Le voyage est moins parfait, mais plus beau que n’importe quel cliché. Et beaucoup plus grand que les 4 côtés d’une photo.

Tes images ne disent pas tout, presque rien en fait. De tout ce qui se passe en arrière et autour. Pendant.

Les photos de voyage et les selfies ne parlent pas du reste de la vie. Ne disent rien sur ton ami qui se fait emporter par la maladie pendant ton voyage. Il t’a dit au bout du fil d’en profiter, que dans les moments difficiles faudra penser à lui. De profiter de la vie. C’est ça que t’aurais voulu prendre avec ton appareil Reflex, toi qui profites autant des brassées de linge que des grandes montagnes de l’Asie.

C’est peut-être ça, l’étincelle dans tes yeux dans les quelques selfies que tu as pris. La chance d’être là. Quand tu reviens, le challenge reste : réussir à avoir le sparkle dans ta face, et l’envie de poser le quotidien comme ton bureau.

Comme si tu réalisais des choses extraordinaires qui méritent d’être posées chaque jour.

Par Josiane Régimbal

Photo de couverture : source

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