La semaine dernière, ma mère me faisait un lift. On parle toujours beaucoup en voiture, elle et moi, et elle m’a raconté une histoire qui m’est restée en travers de la gorge. Une histoire tristement banale, dont l’horreur se répète jour après jour. Une histoire d’abus, de honte, de peur et d’impuissance.
Il y a peu de temps, la fille de sa bonne amie, appelons-la Valérie, est sortie faire la fête dans un bar branché de la haute-ville de Québec. Valérie, début vingtaine, n’est pas rentrée dormir. L’amie de ma mère ne s’en est pas inquiétée sur le coup; il n’était pas rare que sa fille aille dormir chez une amie suite à ses sorties en ville.
Ce n’est que le lendemain que l’amie de ma mère a reçu un appel sur son lieu de travail. Ma mère a vu son visage s’assombrir et se couvrir de larmes. Au téléphone, une Valérie visiblement sous le choc. Le matin même, elle s’est réveillée seule sur un banc de parc à plus de cinq kilomètres du bar où elle était la veille. Dans sa tête, une page blanche, vide. Aucun souvenir auquel s’accrocher. Elle a encore tous ses vêtements, mais plus de portefeuille ni de téléphone. Valérie interroge ses amies présentes la veille. L’une d’entre elles se souvient l’avoir vue aller aux toilettes un peu après minuit, puis plus rien. Elle et les autres se sont dit qu’elle était sans doute retournée dormir chez sa mère : elle leur avait dit plus d’une fois qu’elle se sentait fatiguée.
Source : Ambivalently Yours
Fin de l’histoire.
Valérie a décidé de ne pas porter plainte. La jeune fille affirme ne pas penser avoir été victime d’abus sexuels, même si elle ne peut en être sûre. Elle a bien sûr été droguée, mais selon elle, c’était dans le but de lui voler ses effets personnels.
Je ne connais pas Valérie, je ne peux donc que spéculer sur ce qu’elle ressent. Des tonnes d’histoires me viennent en tête. Des faits divers dans le journal, des témoignages sur des blogues, des histoires arrivées à l’amie d’une amie d’une amie… Et certains cas qui ont pris plus d’ampleur, aussi. Je ne peux m’empêcher de penser au cas Brock Turner, qui a fait couler beaucoup d’encre dernièrement. En janvier 2015, Brock Turner, alors étudiant à l’université de Stanford, aux États-Unis, est surpris sur le campus par deux passants alors qu’il agresse sexuellement une jeune femme inconsciente derrière une benne à ordures. Turner et la victime étaient à la même soirée et les deux avaient consommé de l’alcool. La jeune fille reprend conscience à l’hôpital et ne se souvient de rien. On lui fait passer un examen post-viol. Un examen nécessaire, mais froid et envahissant, comme on peut le lire dans sa lettre. Elle sait qu’on l’a violée. C’est tout. Sa vie tombe en ruine. Fast forward au procès : son témoignage n’est pas pris au sérieux car « à quoi bon s’attarder au discours d’une fille qui était ivre au moment des faits? » et Turner écope d’un ridicule 6 mois de prison. Même une fois le verdict tombé, on parle de lui comme d’un espoir olympique, comme d’un fils exemplaire. Pas comme d’un violeur. Pas comme d’une personne qui a détruit une vie. C’est le parfait exemple de la culture du viol dans tout ce qu’elle a de plus dévastateur : on attaque le problème à l’envers, les œillères bien vissées sur les tempes. Sur les réseaux sociaux, des gens vont jusqu’à défendre Turner. On lit des choses comme « apprenez à vos filles à ne pas abuser de l’alcool! C’est pour leur sécurité! »
Pourquoi ne pas apprendre aux garçons à respecter l’intégrité physique et morale des femmes, plutôt? Pourquoi ne pas leur inculquer, le plus tôt possible, l’importance cruciale du consentement et ce, dans toutes les situations?
Valérie n’a peut-être pas été violée au sens purement sexuel du terme. Peut-être qu’on ne l’a pas pénétrée, ni même touchée. Mais, selon moi, tout ce qu’on fait subir à une personne sans son consentement est un viol. On l’a droguée, sans doute emmenée en voiture, volée, et laissée inconsciente dans un lieu public. On l’a laissé avec l’angoisse terrible de ne pas se souvenir. On l’a laissé seule avec sa honte. La honte oui, parce que qu’arrive-t-il aux filles, aux femmes auxquelles on apprend à ne pas trop boire, à ne pas être trop provocantes, à toujours être vigilantes, à avoir peur? Il arrive que lorsque l’une d’elle se réveille après une nuit trop arrosée, des trous dans la mémoire (qu’ils soient causés par une dose de GHB ou un mojito de trop), se sentant coupable, sale et honteuse. Et que même si elle soupçonne avoir été violée, cette honte fasse en sorte qu’elle garde ce secret au fond de son ventre, lourd comme une pierre.
Source : Ambivalently Yours
C’est de cette honte dont il faut se délester.
À toutes les femmes je dis : dans un monde où on nous force à avoir peur, gardons-nous au moins le privilège de ne pas avoir honte et de pouvoir parler. Les voix de toutes les Valérie méritent d’être entendues.
C’est à nous de les écouter.
Source de la couverture : RAPE, par Fran Peppers, huile sur toile