La montagne barre certes l’horizon, mais elle nous ouvre à tant de choses.
Au loin, elle est un repos. Dans le petit univers où nous traînons tracas, envies, routines, etc., les cimes s’érigent haut dans l’horizon, imperturbables, immuables, veillant au grain. Elles forment un décor toujours accessible, un répit à portée de main, une touche de beauté sur laquelle le regard vient se déposer pour échapper au reste. Et parce qu’elles viennent rarement seules, elles savent se déployer de manière à nous enclore, nous étreindre de leur corps majestueux et rassurant. Montagnes de silence, confidentes discrètes de nos vies agitées, beauté offerte à tous mais cultivée intimement pour nous-mêmes, les sommets n’emprisonnent rien; ils nous recouvrent, nous enveloppent, nous protègent.
Qui n’a pas marché vers la montagne avec des yeux devançant le reste du corps, avides de grimper, éveillant l’impulsion de se confronter, l’empressement de tout franchir? La montagne attire vers elle, elle s’offre, elle invite et les pieds sont encore instables que nous nous projetons au beau milieu d’elle, puis dans la solitude déroulée de son sommet. Comme cela nous semblerait facile de la gravir, une heure sans plus et nous enjamberions tous les escarpements. Mais nous savons qu’il n’en est rien. Elle nous attise, aguiche notre regard qui la saisit d’un seul coup en escamotant néanmoins son aspect farouche. Si nos yeux peuvent la parcourir en seulement quelques instants, il en est tout autrement pour le reste de notre corps qui doit l’affronter.
C’est une confrontation alors que s’oppose notre volonté et la résistance du dénivelé. C’est une confrontation dans laquelle la montagne impose ses propres règles, sa propre arène, ses propres courbes, ses propres pièges. Entamer l’ascension ne se fait qu’en s’engouffrant dans les sentiers, qu’en assumant l’aspect sauvage et indomptable de ce milieu distinct, qu’en s’offrant à la montagne. Mais c’est aussi elle qui propose des répits. Elle offre des vues déliant le regard, murmure un silence que seuls d’occasionnels pépiements rompent, donne à voir et à toucher toute la gamme des textures. La confrontation devient rencontre. La montagne nous parle, ou plutôt nous faisons parler la montagne par notre sensibilité exacerbée. Nous la pénétrons et rêvons d’entrer en son cœur, de nous tailler un antre au plus profond de son roc. Immortelle éminence du paysage qui garde le témoignage des époques passées en son sein, la montagne a un cœur qui bat lentement, qui respire profondément.
Entre efforts et rêveries, nous nous recueillons, puis nous nous déployons. Nous y laissons nos sueurs, nos mollets exaspérés, nos maux d’altitude et un peu de nos découragements. Nous traçons notre passage sur la montagne parce qu’elle est une proie à conquérir. C’est une marche qui mène vers le haut, mais qui nous fait descendre en nous. Sur la voie de l’épreuve, le corps et son énergie vitale se dressent, les muscles se crispent, les poumons s’activent et quelque chose comme l’âme est à fleur de peau. Se pressent contre nous les odeurs, les paysages, le bruit de notre respiration qui fait pulser les flancs de la montagne. L’être entier en éveil, nous atteignons nos propres hauteurs, rentrons dans cet espace sacré et spirituel où nous touchons à l’essentiel, à notre propre essence ; nous nous rencontrons!
Exténué, vidé, amorphe, voilà le pic, voilà l’entité majestueuse qui se soumet. Tout apparaît et tout s’éclipse! Il n’y a plus de mots! Il y a le vent venu de loin qui siffle à nos oreilles en guidant nos yeux béats vers l’horizon immense! Le monde est si grand, si beau! Quelle paix!
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