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Le punk

J’ai envie de vous parler du punk qui travaille sur le coin de mon arrêt d’autobus. Tous les jours, depuis mon déménagement, j’attends l’autobus sur le même coin de rue, à la même heure. Tous les jours, mon petit punk travaille. Appelons-le Jason, tiens. Je trouve qu’il a un visage de Jason. Donc, chaque fois que je le vois, Jason pose son sac sur le poteau d’arrêt-stop, m’offre un sourire gratuit, s’arme de son éternel petit verre en carton, attend le feu rouge et commence ce que j’appelle sa « tournée de sourires ».

Jason n’est pas un squeegee. Il n’a pas de lave-vitre sale et dilué dans un vieux bidon jauni, il ne brise pas les pare-brise des gens, non. Il se glisse entre les deux voies et commence sa marche jusqu’à l’autre arrêt-stop en gratifiant tous les regards qu’il croise de son merveilleux sourire. Quand Jason sourit, tout s’allume autour. Les réactions à sa tournée varient. Du simple geste de la main à l’indifférence complète, toutes les réactions sont possibles. Parfois, quelqu’un ose descendre la fenêtre et lui remet les quelques dollars tachés de café collés dans le porte-gobelet. Ce n’est pas de ces gens-là dont j’ai envie de vous parler. Il n’y a rien de surprenant dans les réactions des automobilistes, je les ai toutes déjà vues. J’habite en ville depuis 16 ans.

Non, le plus surprenant, c’est Jason. Mon petit punk, peu importe la réaction, continue de sourire comme si c’était la plus belle journée de sa vie. Il ne sourit pas hypocritement, ça se voit bien que c’est un sourire sincère. Il sourit en regardant tout le monde comme s’il savait, lui, à quel point ces gens ont passé une mauvaise journée. À quel point la plupart d’entre eux sont coincés dans une routine, ruminant présentement sur le fait que le trafic est dense ou qu’ils n’ont rien acheté pour souper. C’est comme si Jason savait la vie, lui.

Je vous entends déjà rouspéter. Je vous entends déjà me dire que Jason sourit probablement pour s’acheter de la drogue. Qu’il a juste à travailler comme tous les autres. Qu’à Québec, il n’y a aucune raison de vivre dans la rue tellement les organismes d’aide pullulent. C’est correct, je comprends. J’ai déjà dit les mêmes choses, à plusieurs occasions. La vérité, c’est que je n’ai aucune idée pourquoi Jason est devant moi tous les soirs, pourquoi il sourit aux voitures plutôt que d’endurer une cravate 40 heures par semaine. La vérité, c’est que je n’en ai aucune idée, et vous non plus. Et de toute façon, ce n’est pas de ça que j’ai envie de vous parler.

Je vous parle de celui dont les possessions entrent au complet dans son sac à dos 20 livres kaki du surplus de l’armée. Je vous parle de celui dont le meilleur ami est un pitbull blanc aux yeux tristes. Je vous parle de celui qui sourit de toutes ses dents, pendant un après-midi complet au soleil, pour des peanuts et quelques dollars de fond de voiture. Je vous parle de celui qui, je suis certaine, possède une routine moins lourde que la mienne. Jason est heureux.

Le bonheur, dans le fond, je crois que c’est directement lié à notre capacité d’ouvrir les yeux. Le bonheur, c’est regarder autour de soi et tout voir. Tout entendre. Le soleil qui se couche, les enfants au loin qui vont bientôt rentrer prendre le bain, les journées moins longues, l’été qui s’étire et l’automne, fidèle au poste, qui apportera son lot habituel de petits bonheurs gratuits.

C’était une semaine difficile et, sans le savoir, Jason m’a aidée avec son petit manège de sourires lumineux. C’était le chaos et j’ai eu besoin de « tiroirs » pour tout classer ce qui se passait dans ma tête, dans mon cœur et dans ma vie. Besoin d’un peu de lumière pour réaliser que la vie est douce, chaude et que mon pouvoir de rédemption est encore plus solide qu’il ne l’était. Je me dois de vous dire que je m’impressionne parfois. Je me sens toujours si faible et, pourtant, le soleil revient toujours sans que je sache vraiment comment.

Merci, Jason.

Marie Lortie

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