Nous nous sommes offert nos vœux. Nous nous sommes projetés dans le vide, nous avons même payé pour le faire. En un instant dans cette chapelle, j’ai acheté l’idée que nous allions passer notre vie ensemble, je nous ai achetés. En un glissement de bague entre mes doigts, je nous ai revus plus jeunes, je nous ai rêvés plus vieux, je nous ai imaginés avec nos enfants, puis invraisemblablement avec nos enfants serrant les leurs. J’ai acheté l’inconditionnel, soit que tu allais être la personne qui tomberait amoureuse de mon visage sans savoir ce qu’il deviendrait avec le temps.
Notre humour dérisoire nous permettait de nous imaginer vieillir et passer notre retraite ensemble à s’obstiner. On s’est dit à la vie à la mort. Toi ou moi, au chevet de l’autre, jusqu’au dernier battement de cœur… qu’il soit naturel ou artificiel. Nous allions être une équipe même entre ces murs d’hôpital devenus notre nouveau chez-nous.
J’avoue avoir embelli quelques détails, mais je me revois raconter aux passants la beauté de notre histoire. Certains se plaignaient que leur génération ne serait probablement pas capable de reproduire la beauté des couples unis toute une vie. D’autres voyaient plus cela comme une certaine liberté essentielle. La vérité est que la splendeur de la plus grande beauté cohabite un jour ou l’autre avec sa perte. Pendant que ces jeunes vivent dans la peur de se perdre pour être remplacé par quelqu’un d’autre… moi, depuis des années, je n’ai plus peur que tu te lasses de moi. La seule peur introduite est celle qu’on se quitte contre notre gré. Je sais que si tu me quittes aujourd’hui, ce sera à cause du choix que tu n’auras pas choisi de faire. Je sais bien qu’à nos âges, la chose qu’il nous reste à faire, c’est de nous faire croire que nous n’y pensons pas chaque instant.
Nos visages sont devenus fatigués. Nous n’avions aucune garantie prolongée sur ceux-ci, on aurait très bien pu vouloir changer les meubles qui se dégradaient au fil des années, mais nous ne l’avons pas fait. Nous nous sommes donc réoffert nos vœux. On s’était dit pour le meilleur et pour le pire. Je ne sais pas comment on a fait, mais on a réussi à trouver du bon dans le pire. Mourir ensemble ne nous a jamais effrayés. Ce n’est pas la mort en soi qui nous a tant fait peur durant les 40 dernières années. Ce que nous n’avons jamais eu la force d’imaginer est le « après la mort ». Que restera-t-il de moi après toi ou de toi après moi? Le mariage se consomme vivant, mais qu’arrive-t-il à l’un quand l’autre « s’enfarge » dans la mort? J’ai renversé la situation dans tous les sens.
Notre mission était que jamais cette table ne manque de quelque chose. Notre accomplissement allait être quand nos enfants ne dépendraient plus de nous. Dans notre temps, nous disions « nous ferons ça plus tard ». Nous avons finalement arrêté de dire cela. Nous avons commencé à comprendre que notre « plus tard » était maintenant aujourd’hui. On a arrêté de remettre à demain parce que nous n’étions plus certains de nous réveiller dans ce fameux demain. On a réalisé que le voyage de nos vies n’allait pas avoir besoin de notre accord pour s’arrêter abruptement. De toute façon, on s’est assez endurés, comme tu dirais.
La vie commence sur le rythme d’une mère, qui alimente avec ce boyau toute l’eau nécessaire. La vie se termine dans sa contradiction, soit dans l’incapacité de le faire soi-même. Mourir main dans la main 60 ans plus tard, voilà l’accomplissement d’une vie, ou plutôt de sa fin. Avoir quelqu’un qui ne cessera jamais de serrer ta main, même lorsque ta main n’a plus la possibilité de serrer. Ta main s’est éteinte dans la mienne, mais je sais profondément que tu ne l’as jamais lâchée, c’est pourquoi quelque chose me tire vers le haut. Il n’y a aucune autre explication du pourquoi, après ton départ, je ne réussis pas à cumuler la force d’avancer. C’est comme si l’atmosphère tirait de plus en plus fort pour que mes pieds ne touchent plus le sol.
Ça fait 8 décennies que mon corps se lève chaque matin. 8 décennies sans m’écrouler, c’est une bonne quantité de jours à avoir prouvé ma force de vivre.
Je ne sais pas si, de l’autre côté, il y a une aire d’attente pour toutes ses moitiés séparées, ou si cette aire d’attente est ici dans l’inconfort de notre salon sans toi.
{Ce texte a été créé par plusieurs belles inspirations autour de moi.}
Par Marie-Christine Desrosiers
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