J’avais douze ans quand le monstre s’est introduit dans ma vie. Il s’y est introduit sournoisement, puis s’est installé confortablement aux commandes et a décidé de bien des choses. Ce n’est que récemment que j’ai réussi à récupérer le rôle de capitaine, mais, trop souvent, le monstre essaie un nouveau coup d’état. Je suis destinée à le combattre sans cesse.
Ce monstre dévore toute parcelle de bien-être physique et éprouve ma force de caractère. Il me surprend lorsque je ne m’y attends plus. Il s’allie à d’autres forces pour maximiser son efficacité. Il se délecte de ma souffrance physique et mentale. Ce monstre a un nom, celui de « fibromyalgie ».
C’est un fardeau que je porte depuis trop longtemps déjà, plus du tiers de ma vie. Le temps passe et je redoute le moment où sa présence avec moi sera plus grande que son absence. Il est si lourd à porter que je ne peux y arriver seule. Ma famille et mes amis sont mes alliés, ils se relayent pour m’alléger les épaules, me donner une chance.
Ce monstre a volé tellement de choses à ma vie. Il a volé mon sport. Ce sport qui me hante encore la nuit. Je rêve de courir à nouveau après ce ballon noir et blanc. Pour le court instant d’un songe, je fuis ce monstre. Mais dès que mes yeux s’ouvrent, la réalité me frappe à nouveau et je me fais dérober mon sport une énième fois. Il a volé mon énergie. Ma batterie est défectueuse et, malgré les tentatives, elle ne veut pas se recharger. Il a volé des relations, des occasions, ma spontanéité et ma naïveté.
Il a changé ma vie. Il m’a changée, moi. Il m’a fait passer à un cheveu de la dépression. Il m’a fait souhaiter que la vie s’arrête, parce qui veut d’une vie où la souffrance est omniprésente?
Ce monstre de maladie agit sans scrupule, sans demi-mesure, sans considération pour sa victime.
Certains jours, il me plante des poignards dans la chair, lentement ou rapidement. D’autres, il me fait passer sous un rouleau compresseur. Parfois, ce sont mes os qui passent au blender. Ou il m’étend sur un tapis de clous. Il me brûle de l’intérieur. Il me frappe à coups de marteaux. Il m’enferme dans un étau. Il m’enroule dans des barbelés. Il m’engourdit par une douleur si immense que c’en est inhumain.
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Je n’aurais pu imaginer ressentir une telle douleur. J’aurais compilé toutes les douleurs éprouvées dans ma vie que ce n’aurait pas valu une seule journée avec ce monstre à mes côtés. C’est une torture qu’il m’inflige, pourtant je n’ai pas été une mauvaise personne, je ne méritais pas ce châtiment.
Lorsqu’il décide de prendre les commandes, je suis à sa merci. On appelle ces périodes des crises. Elles peuvent durer des jours, des semaines, des années. Ces crises provoquent un changement de comportements frappant.
Les gens sont facilement dupés : avec un sourire et du cache-cernes, ils n’y voient que du feu. Ils ne détectent pas la présence de ce monstre autour de moi. Seuls ceux qui s’attardent réellement à observer peuvent identifier son ombre. Mais plus l’intensité de la crise est élevée, plus il vient difficile de le cacher.
À quinze ans, le monstre a décidé de s’afficher fièrement à mes côtés. On le voyait dans la canne qui m’aidait à marcher, par mes amis qui traînaient mes sacs ou par mes absences prolongées. Mais ça, ce n’était pas le pire. Le pire, c’est tout ce que les gens ne savent pas. Le pire, c’est les journées passées dans mon lit, dans un état mi-éveil, mi-sommeil, complètement déconnectée du monde, le poids des draps trop lourd pour mon corps endolori. Le pire, c’est d’avoir besoin d’aide pour accomplir le quotidien : se nourrir, se laver, s’habiller. Le pire, ce sont les gens ignorants qui te disent que « c’est dans ta tête ». Le pire, c’est d’avoir des rencontres avec mon médecin plus fréquentes que des visites dans ma famille. Il y a aussi les nuits sans sommeil, les jours sans action, les larmes inépuisables, les regards insoutenables. Et la peur. La peur si grande du contact physique, de l’avenir et du monde.
Il y a tout un tas de petits gestes qui sont calculés méticuleusement pour parvenir à affronter une journée de crise. Prendre appui fortement sur les rampes d’escaliers pour être sûre de ne pas tomber. Maximiser mes déplacements pour éviter les escaliers ou les pas inutiles. Descendre les escaliers de la maison sur les fesses. (Ouais, les escaliers posent souvent problème…) S’appuyer sur tous les meubles ou murs possibles pour pouvoir se rendre un peu plus loin.
Il y a toute la concentration nécessaire pour ne pas laisser la douleur me submerger; j’en oublie parfois de respirer. Je serre les dents ou crie dans mon oreiller. Je passe tous les sacres que je connais.
C’est un monstre comme il y en a peu. Il est là pour rester. Car le mot « rémission » n’est pas réellement accessible. Et l’espoir ne fait que tout compliquer. J’aime mieux imaginer ma vie avec ce monstre à mes côtés et avoir la surprise qu’il disparaisse que de rêver d’un jour où il me quittera et de vivre la déception terrible si cela n’arrive jamais.
Les périodes sans crise sont fabuleuses. Mais lorsqu’il y en une qui revient au grand galop, elle frappe encore plus durement.
Je donnerais n’importe lequel de mes talents ou de mes habiletés contre un corps en santé. Je donnerais ma maîtrise des mots ou ma facilité de communication. Peu importe les apprentissages que j’ai faits dans mon parcours ou la personne que je suis devenue, je donnerais n’importe quoi pour ne jamais avoir eu ce monstre à mes côtés.
J’ai beau être en contrôle de la situation depuis quelque temps, je dois être vigilante, je ne suis pas à l’abri d’une nouvelle crise. N’oubliez pas le nom ce monstre : fibromyalgie.
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Par Camille Bouchard