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Cet été, je vous invite à découvrir les joies de la poésie féministe contemporaine. Parce que c’est puissant, toujours actuel et divertissant, il faut se réserver du temps pour en lire.
Passez faire un tour dans une librairie indépendante près de chez vous puis installez-vous confortablement dans un parc sur une vieille couverture à carreaux avec votre boisson préférée et le nouveau livre qui bousculera votre vision du monde et huilera votre fiction à jamais.
Bluetiful de Daphné B. à l’Écrou
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Ce livre raconte l’impossibilité de peser sur « delete », de compléter son deuil amoureux, d’être la femme parfaite qu’on rêvait de devenir plus tard. Dans un style épuré à l’ironie drôlement dramatique, la narratrice nous amène dans son quotidien névrotique où les partys, la musique pop, le cinéma, les réseaux sociaux et les gars caves occupent un vide qu’elle voudrait remplir avec autre chose que de la nostalgie et des antidépresseurs. Bluetiful, ce sont des poèmes authentiques qui donnent du courage, car la beauté fragile persiste au bout des cigarettes et parfois, des humains.
Extrait, p. 32 :
je sais
que c’est pas moi
marilyn
ni moi
la joconde
mais je serai bluetiful
je ferai tout pour être celle-là je vais me raser me couper les pieds
me les vernir
tiens
tiens
tiens.
comme le rouge
de mon sourire
Last call les murènes de Maude Veilleux à l’Écrou
Source
La Beauce, les chars, l’alcool, fourrer pis pleurer : Last call les murènes nous amène dans un univers trash sans compromis. C’est l’histoire d’une femme qui se promène la morve au nez en mangeant du popcorn dans les rues de Montréal en se comparant aux universitaires et qui fantasme sur la porno, les chats et bien manger. Les poèmes nous rentrent dedans comme des balles de fusil rouillées. Ici, pas d’espoir; chaque jour accumule des nouvelles mouches mortes sur le bord de la fenêtre pendant qu’on dresse la liste de ses malheurs quotidiens, le suicide perché bien haut.
Extrait, p. 51-52 :
46.
checkez-moi maude vv deux v
poète pas tight pantoute
3 h 40 du matin en beauce j’écoute radio-can sur la télé le channel de venus angel sur mon ordinateur et je me magasine des followers sur instagram
me garder occupée pour chasser les fantômes
hier, j’ai trouvé un boutte de papier collant dans mon vagin le flow est un état mental que les anxieux ne vivent pas full je ne suis plus autant déprimée qu’avant noël lorsque je pesais 112 livres mais engraisser me fait capoter dites-moi
mon vagin est-il lousse?
checkez-moi maude vv deux v un vagin pas tight beaux cheveux belles lunettes
pas tight
je lis et je relis ce poème
sur mon entrejambe et la beauce
une maison en clabord rose sale comme une tache de sexe mon poème est confus, je sais les tiroirs de la chambre de mon père aussi collection de paquets de cigarettes, catalogue sears lighter en forme de fusil, mèche de drill
mitaine de four, bouteille de tylenol
checkez-moi maude vv deux v poète pas tight pantoute pas tight du vag’
pas tight de la tête
je suis encore là à parler de la beauce maudite beauce il faut comprendre qu’on en revient peut-être pas que ça m’écœure tellement que je m’en sortirai jamais j’essaie d’en faire une expérience du monde qui en vaut la peine parce que si je n’étais pas ça je serais quoi une autre fille de la rive-nord dans une maison swell swell
où aucun enfant ne mange des cadavres de mouches
checkez-moi maude veilleux veilleux deux v
poète pas tight pantoute
Royaume scotch tape de Chloé Savoie-Bernard à l’Hexagone
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Probablement le livre le plus dur à lire des trois. Il aborde des thèmes comme l’avortement, le viol, le patriarcat, la maternité et les menstruations. C’est une littérature qui nous résiste, très dense, vivante et qui tisse des liens avec de nombreux autres textes d’écrivains et d’écrivaines. Les formes varient, allant du poème court ironique au poème plus long, lyrique et engagé. Le langage écorche et joue dans des registres différents avec violence et précision. Les femmes prennent la parole sur les ruines d’un royaume perverti et absurde. Un livre à garder proche, lire et relire encore pour déterrer les couches de sens et essayer d’en sortir vivant ou vivante.
Extrait p. 10-11 :
i put a spell on you
toutes les fées se sont penchées sur mon berceau
comme un cheval montre les dents je te donnerai une carotte du donné tout cru mes dons avale-les d’une shot pas besoin de mâcher
tu t’étoufferas peut-être pas grave
mais si elles étaient toutes là à veiller sur mon sommeil certaines avaient-elles le cœur noirci et la bienveillance des unes aura-t-elle suffi à empêcher l’haleine fétide des autres d’atteindre mes pores pour me bercer de leurs sorts mauvais jusqu’à ce que
j’y chavire
me faire roturière
ai craché dans la soupe du miroir au lieu de lui
demander qui était la plus belle
chaque soir ai ramassé le petit pois qui m’empêchait de dormir l’ai enfilé sur la corde raide d’un chapelet à jamais inachevé
que j’égrène pour que vous n’ayez pas raison de moi
oui me faire sorcière pour construire
mon propre royaume et en découdre avec le vôtre
Image de couveture : source