Depuis la première fois que tu m’as parlé d’elle, depuis que les pièces du puzzle de son existence ont commencé à se placer dans nos vies, je me pose la question.
Pourquoi elle et pas moi, Tom?
Parce qu’elle n’est pas moi, justement?
Parce qu’elle se nomme Sara et moi Emma?
J’ai vu Sara une seule fois. Un soir de décembre, à quelques pas de Noël, après des jours d’absence. J’avais enfin réussi à me poser sur un divan dans ton salon, un livre à la main, à te parler de loin. T’es revenu de la cuisine avec une bouteille de vin.
Un fond de bouteille de vin gratis. C’est ce que j’ai connu de Sara. Tout ce que j’aurai partagé avec elle.
– Hein, tu pognes ça où du vin gratis?
– C’est une amie qui l’a laissé ici.
– Une amie?
J’ai fait l’innocente aussi longtemps que j’ai pu. Tu sais ben comment j’suis, Tom.
– Ben… plus une date. Sara.
Sara. Ton justificatif pour tes absences. J’comprends – à peine.
– Pis elle a trouvé ça où du vin gratis, Sara?
– Dans un club de lecture.
– T’es dans un club de lecture?
– Non. Elle est venue hier soir, après son club de lecture.
– Ah…
Pis en buvant le vin gratis que Sara avait laissé chez vous hier-soir-et-tôt-ce-matin-là, j’ai commencé à additionner les détails sur sa vie en me demandant si tu me niaisais. Si tu me niaisais de choisir une rousse quelques semaines après que je me sois fait teindre en roux. Si tu me niaisais de choisir une étudiante en lettres alors que mes études, les criss de même, y t’ont jamais fait bandé chez moi. Si tu me niaisais au point de parler d’elle, de la même manière dont tu parlais de moi, y’a quelques semaines encore.
Ce soir-là, je me suis vraiment demandé si tu me niaisais quand tu m’as dit :
– Pis, toi? Tes « amours »?
Donc elle tu la baises pis moi tu me niaises?
Va chier…
T’es cave pareil, des fois, hein, Tom?
J’t’ai raconté n’importe quoi.
J’ai fini ma coupe de vin gratis au plus criss.
J’suis partie, un joyeux Noël au bout des lèvres.
Pas de câlins, pas rien.
Pis dans le froid de décembre, j’me suis demandé pourquoi Sara?
Pis pourquoi pas moi?
C’te question-là, c’est ton cadeau de Noël. Il me suit sans cesse, depuis.
C’est la seule fois où j’ai vu Sara – à travers son fond de bouteille de vin gratis qui m’est resté dans gorge.
Dans le fond de la gorge, comme la maudite question : pourquoi elle et pas moi?
J’voulais juste te dire, Tom, que j’ai pas trouvé la réponse depuis. Six mois, c’est long pour trouver une réponse.
Ma première réponse, ç’a été de me dire que tu m’aimais pas. Mais puisque tu m’as souvent dit le contraire, pis que tes yeux me le rappellent chaque fois, j’me suis dit que c’était pas ça.
Après j’me suis dit que c’était que tu me trouvais pas cute. Mais puisque je sais que je suis cute… et que t’as déjà échappé ton regard sur mes seins, j’me suis dit que c’était pas ça non plus.
Puis j’me suis dit que c’était parce que tu la connaissais pas vraiment. Que c’était plus facile de s’ouvrir à des inconnus. Mais on se connaît du sous-sol-au-grenier. Y’a eu aucun squelette pour nous séparer.
Y’avait juste besoin d’une rousse du nom de Sara, en session à l’étranger pour ça.
J’ai toujours pas trouvé la réponse.
Et même si, de temps en temps, j’entends son nom, en silence dans tes conversations avec mon frère, j’comprends pas.
La question reste, toujours plus franche.
J’ai fait le choix de ne pas la connaître.
En évitant de l’aimer elle – c’est toi que j’ai cessé d’aimer.
Et je m’aime moins moi-même de ne pas savoir aimer ceux qui sont mes semblables.
J’ai refusé de l’aimer, sans doute, comme je refuse de m’aimer.
J’ai préféré m’éloigner, plutôt que d’attendre que tu me quittes, à nouveau.
La semaine dernière, j’ai manqué ton concert. La première fois que j’en manquais un. Une nouvelle première fois à inscrire à notre cahier.
Sara allait être là. Tu me comprends, Tom?
Quand on s’est recroisé – on se recroise sans jamais le vouloir, maintenant — au travers d’amis et de verre-de-vin-pas-gratis, Sara est arrivée au bout de tes lèvres, dans conversation.
J’me suis dit que tu me niaisais de la choisir à moi, pour en parler avec aussi peu de respect.
Si elle avait su, elle t’aurait envoyé chier.
T’es cave pareil, des fois, hein, Tom?
J’me suis dit que j’aurais pu être à sa place – et j’me suis remerciée d’être encore à la mienne.
Maintenant, quand j’me demande pourquoi elle et pourquoi pas moi, il ne reste que deux réponses sur ma liste.
Parfois, j’me dis que c’était parce qu’elle va forcément partir. Alors que moi, moi j’vais rester icitte.
À la fin du mois, elle part — elle aussi.
Enfin, moi, j’suis déjà loin, tu le sais, Tom.
Ça fait plus de six mois que ça dure.
C’est toujours plus simple de ne pas s’attacher.
C’est plus simple de ne pas lui demander de rester.
Conserver le meilleur et éloigner le pire.
Parfois, j’me dis que c’est parce que j’ai pas été assez claire avec toi.
Un jour, peut-être que je te ferais un dessin et que je te mettrais la main dans les culottes, en croisant les doigts pour que ça soit assez clair, cette fois-là.
Oui, peut-être qu’un jour je te dessinerais un message clair dans les culottes.
Mais d’ici là, Tom, y’est pas trop tard.
Tu peux encore lui demander de rester.
Je ne suis pas elle, pas tout à fait elle, mais fie-toi sur moi, elle ne devrait pas dire non.
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