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Jouer toute seule

Crédit illustration : Laurie Boudreault

J’ai appris à jouer toute seule.

J’ai appris à attacher moi-même mes fermetures éclair de robes, à m’endormir dans un lit trop large, à me sortir au cinéma quand j’en ai envie, à écouter le film que je veux en pyjama, à me cuisiner un bon souper et à boire un verre de vin quand ça me plaît. J’ai aussi appris à inviter quelqu’un pour jouer avec moi dans mon intimité (plus souvent, à me laisser inviter), sans jamais lui permettre de rester trop longtemps, de trop me toucher, d’aller trop loin.

J’ai construit mon château de cartes sans l’aide de personne.

En fait, je dis ça, mais c’est faux. On m’a beaucoup aidée : mes parents et ma sœur ont construit le premier étage, du mieux qu’ils ont pu, sur un terrain parfois aride, en mouvance, avec peu de stabilité. Ensuite, mes amis. Ça fait plus d’une décennie qu’ils posent leurs cartes sur les miennes et qu’on se construit ensemble. Certains sont partis, d’autres se rajoutent, mais les constructeurs réguliers sont là et veillent sur mon château souvent mieux que moi-même. À l’occasion, un petit quelqu’un de particulier capte mon attention et pose une carte ou deux. La plupart du temps, elles s’envolent ou s’effondrent en détruisant même l’étage d’en dessous. Plus on laisse de cartes se poser, plus le risque de destruction est grand. Une fois, alors que mon château était encore petit, j’ai laissé quelqu’un s’en mêler trop longtemps. Je dis trop longtemps parce qu’il n’utilisait que des cartes de merde. Celles qu’il voulait jeter. Moi je les prenais comme si c’étaient des trésors précieux, pensant que je ne méritais pas ses cœurs et ne récoltant que ses vieux piques. Ce n’était pas tellement sa faute. Je crois qu’il ne pensait pas avoir de meilleures cartes à donner, mais un jour, il est tombé sur une autre joueuse plus futée, j’imagine. Alors, il est parti en me laissant ses cartes pourries et ç’a été un ménage difficile à faire. J’en retrouve encore une de temps en temps, perdue dans mes manches, se faisant passer pour une carte utilisable et brouillant mon esprit.

J’ai donc appris que pour ne pas tomber de haut, il faut limiter le nombre de cartes. J’ai pris l’habitude de choisir les joueurs qui ne pourront pas jouer longtemps. Ceux qui n’ont pas vraiment envie de construire. Comme ça, lorsqu’ils se tannent, les dommages sont facilement réparables. Je peux mettre ça sur leur faute en me disant que de toute façon, j’aime ça jouer toute seule et que je n’ai besoin de personne pour continuer mon château, et surtout pas pour le détruire. J’ai décidé que je ne laisserais plus personne saboter mon château. Alors, parfois, je le sabote moi-même.

Si un nouveau joueur se présente avec une belle carte mais une trop visible motivation à me l’offrir, c’est très probable que je la décline en remettant en question les intentions derrière. « Tu fais semblant de vouloir venir ici, mais je sais que tu fais double jeu. Tu montres tes jolies cartes à la première venue, mais je ne suis pas dupe. Tu triches, tu as des doubles, tu les sèmes au vent et tu vas là où il te mène. Pas ici, désolée ».

C’est du bluff, mon affaire. Je m’en rends compte trop tard, mais le jeu était sincère. Tous les hommes ne sont pas des tricheurs.

Il y a quelque temps, un joueur s’est pointé et a posé une carte. Je l’ai laissé faire. Je ne pensais pas qu’il y en aurait d’autres. Pourtant, ça continue. Bien entendu, j’ai peur. J’ai le vertige, je vois que ça pourrait monter haut et j’ai envie de mettre la hache dans ce nouvel étage inquiétant. Le renverser du revers de ma main. Cette pulsion est si familière, c’est l’envie de se jeter sous le train, de casser le vase, d’écraser son escargot en pâte à modeler ou de sauter sur son bonhomme de neige. Ça m’appartient, c’est mon jeu et j’y jouerai selon mes règles. C’était ma promesse, après tout.

Sauf que j’ai une autre pulsion qui vient mêler les cartes. Celle de m’y abandonner. De me laisser étourdir par les possibilités lumineuses d’un tel jeu. De garrocher tout ce que j’ai là-dedans, de continuer à jeu ouvert. De lui dévoiler toutes mes brûlures, écorchures, ecchymoses et cicatrices, tout ce que j’ai de plus laid et de lui dire : « Voilà, c’est ça, c’est à prendre ou à laisser ». Est-ce vraiment à l’inverse de ma tactique habituelle? On peut fuir à reculons, mais aussi par en avant.

Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve, alors qu’on passe notre vie à lui courir après, c’est aussi idiot qu’un chien qui court après sa queue, mais beaucoup moins drôle.

C’est prétentieux de penser que seuls les humains influencent leurs châteaux de cartes. La vie, elle, ne demande jamais l’avis de personne avant de balayer les efforts d’un coup de vent. On ne peut pas s’en protéger, même si on construit des remparts autour du château. Il n’y a rien d’incontournable pour elle. La clé, c’est d’avoir confiance qu’on peut se reconstruire. Après des années à jouer toute seule, j’ai appris plus de choses que je le pense. Monter trois marches, en descendre deux, en remonter quatre, en redescendre sept… C’est épuisant, mais ça se fait. Il faut continuer. Le château mérite ce qu’il y a de mieux et de plus fort. Il n’est pas en sable, ce sont des cartes, c’est plus difficile à faire tenir ensemble, mais les étages qui retombent font partie du jeu.

Apprendre à aimer et à pardonner les chutes. À se pardonner. À aimer sa forteresse et à la défendre sans la priver des ajouts qui pourraient la rendre encore plus belle, plus forte et rendre ce jeu-là tellement plus agréable, c’est ça le véritable but.

Vas-y. Pose tes cartes, je ne soufflerai pas dessus. On verra si elles tiennent debout ou non et on vivra avec le résultat. Et puis, si l’un de nous se tanne de jouer, demain, dans six mois ou quatre ans, c’est correct. On s’en remettra.

Je pense que je suis prête à apprendre à jouer à deux.

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