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Journée d’une femme – Par Cristina

Jacynthe se lève à l’heure des toasts et des bulletins météo. Elle allume la lumière de sa chambre et cherche ses vêtements avant que ses yeux ne s’habituent à la clarté. Sur les trois heures qu’elle avait mises à s’endormir hier, elle avait pris au moins quinze minutes à élaborer ce qu’elle allait porter aujourd’hui : une jupe crayon, taille haute et un chemisier ample en faux jean délavé. Elle regarde son corps en s’habillant, toujours après avoir enfilé ses bobettes et sa brassière, pour remonter ses seins lourds et cacher un peu de son cul jamais assez invisible. Machinalement, elle se place de côté pour rentrer le ventre et voir l’effet que ça fait si elle sort les épaules et inspire pour se gonfler le thorax. Son chum encore au lit l’interrompt dans son auto-inspection et lui dit : « Bon matin ma grosse, tu fermeras la lumière avant de partir ».

Sur le chemin du travail, elle croise un chantier de construction. Comme c’est encore trop frais dehors pour déambuler sans manteau, elle ne saura pas si elle aurait attiré des sifflements ou des approbations grognées des travailleurs de chantier. N’empêche qu’il y a moins d’un mois alors qu’elle devait prendre l’autobus, un homme sentant la robine à dix pieds à la ronde l’avait interrompue dans son fil de pensées en faisant un bruit de baiser et en la regardant dans les yeux, l’invitant à regarder son pénis qu’il frottait. Gênée, elle s’était levée et était débarquée, même si ce n’était pas son arrêt. « T’es belle » que le monsieur lui avait dit avant qu’elle ne puisse sortir de l’autobus. Plaire. Une fois au travail, Jacynthe enligne des chiffres dans un enthousiasme à la hauteur de son courage, en se disant qu’au moins, avec une entrée d’argent stable, étaient à sa portée de petits rêves de forfaits vol+hôtel une fois aux deux ans. En vivant comme cela, elle n’aurait jamais à courir pour son argent, comme elle le ferait sûrement si elle avait continué à faire des films. Des films qu’elle faisait pour s’amuser, qu’on disait autour d’elle. Pour se divertir. Quand elle se promenait avec sa caméra dans les parcs pour filmer des témoignages de jeunes, ou quand elle filmait les lieux de son quartier, ça provoquait un amusement curieux chez les gens. Une fille qui fait des films, dans son milieu, à ce moment, c’était comme un chien qui fait du skateboard. Le chien ne sait pas trop ce qu’il fait, mais c’est cute à regarder. N’empêche, le milieu du cinéma était dur pour tous, et elle n’aurait pas été game de se battre « comme un gars » pour réussir à s’établir.

Elle ouvre une fenêtre Facebook. Des invitations. 8 mars : Journée de la Femme. Clique si tu appuies les femmes. Clique si tu es féministe. Partage pour sauver Fatima. Post pour sauver ces filles perdues. Lis cette chronique de femmes qui parle des autres femmes. Commente les commentaires qui commentent la chirurgie de cette actrice. Indigne-toi à coups de partage. Gargarise-toi à l’unisson de ces femmes que tu aimes d’amour dans ton entourage. Aime sur Internet à la vue de tous. Hurle au mariage lesbien d’un jour avec tes BFF. Vocifère la beauté de la coupe de cheveux de Marie-Sophie. Crie ton amour des statuts défilés sans avoir ouvert la bouche de la journée. Let’s go les cupcakes, le vin rosé, les SPM, célébrez! If you can’t handle me at my worst, you don’t deserve me at my best. Était-ce Simone de Beauvoir? Ou Marilyn Monroe?

 

Le kale goûte la terre aujourd’hui. Jacynthe suit le blogue 3 fois par jour. Si c’est bon pour Marilou, ça peut être bon pour Jacynthe. Son ventre crie. Non, pas de pain, pas de pâtes, pas de patate! C’est son break de 15 h, elle va à la pharmacie du coin. L’odeur des sirops pour la toux se mêle à celle des chocolats à la paraffine en forme d’œufs de Pâques. Elle s’efforce à ne pas les regarder. Dans les allées, tout lui parle et lui dit qu’il y a au moins quelque chose de pas correct… sur elle. Cette crème-là, cette teinture, ces suppléments, ce vernis, ce parfum, ce sérum, ces ampoules vitaminées, ces masques, ces correcteurs, ces tisanes pour perdre du poids, ces lubrifiants à la cerise, ces tampons pour sportive, ce savon à vaisselle doux pour les mains, mais dur sur la graisse, et gentil avec les petits canards sales, comme dans l’annonce. À la caisse, le total indique 70,48 $. Les produits commencent à moins lui sauter dans la face, et elle ne pense plus au chocolat. De retour vers son bureau, elle croise à l’étage du dessous une femme un peu plus âgée qu’elle qui la regarde de haut en bas. Son regard s’attarde sur son ventre moulé par sa jupe crayon. Jacynthe, par réflexe, contracte ses abdos. Elle sort son téléphone pour regarder l’heure. Une jeune fille décroche un regard sur son modèle de cellulaire, un iPhone 4, encore sous contrat. Ils sont rendus au iPhone 6 maintenant, croit-elle bien.

Elle prépare le souper avec son chum. Ils mettront de côté les oignons et le brocoli pour l’enfant qui n’aime pas ça. Les trois mangent à une vitesse normale en ventilant modérément sur leur journée. Pendant qu’elle soupe, certaines post des photos de leur repas au restaurant ou des fleurs qu’elles ont reçues. D’autres publient des citations de Maya Angelou, de Tina Fey et de Lena Dunham. À sa maison, chacun passera la soirée sur son laptop, sa tablette ou son téléphone, avec la télé ouverte en bruit de fond. Vers 22 h, Jacynthe ira prendre son bain aux huiles essentielles. Elle en profitera pour se regarder, la porte barrée, des orteils aux cheveux. Son pubis, en crise d’identité pilaire, qu’on souhaitait être rasé à zéro il y a dix ans et qui maintenant doit repousser, mais juste un peu, en triangle bien taillé au-dessus de la fente. Son ventre, son nombril et ses seins forment un bonhomme sourire aux yeux tombants. Ses épaules, jolies, ciselées. Ses bras ronds, mais fermes. Son cou, encore lisse. Son dos, sa chute de reins. Ses cheveux clairs, pas trop abîmés. Ses pieds, petits. Ses cuisses, pleines. Elle prendra son bain aux huiles essentielles en se masturbant sur une balade de Coldplay.

C’était le 8 mars, et demain, ce sera le 9.

 

 

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