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J’ai lu 60 000 livres – Par Noémie

Sorel-Tracy à deux heures et quart de l’après-midi, ça pue. Moi, à deux heures et quart de l’après-midi, je m’emmerde. Et moi qui s’emmerde à Sorel-Tracy qui pue à deux heures et quart de l’après-midi, c’est déprimant. Ça fait qu’à deux heures et quart de l’après-midi, y a moi qui marche dans les rues qui puent de Sorel-Tracy.

À deux heures et demi, y a moi sur la rue du Roi. Et aussi un brocanteur à droite, un bar à gauche, des nuages en haut et sur l’asphalte, un écureuil mort écrasé avec un petit drapeau jaune planté dans le corps.

Je tourne vers l’est sur la rue Charlotte. Au bout, je vois en rouge :

LIBRAIRIE
60
 000 LIVRES ET PLUS
SUR LE PLANCHER

ENTREZ PAR ICI

J’entre. En dedans, il y a autant de livres que de particules d’air. Je souris à un vieux monsieur et je dis :

–   Bonjour.

–   Bonjour mademoiselle. Est-ce que je peux vous aider? Tous les livres par terre sont à un dollar. Ceux dans les étagères sont à deux dollars. Et ceux sur les tablettes, vont de trois à cent-cinquante dollars.

–   O.k. merci. Mais en fait, je chercherais peut-être un scénario de Raymond Queneau. Ça s’appelle Zazie dans le métro. L’auriez-vous, par hasard?

–   Oui, je l’ai peut-être dans l’étagère qui est là. Sinon, il peut être un peu partout dans la librairie et y a des livres jusqu’au fond là-bas. Pour y aller, tu traverses le petit couloir sombre qui est là et après tu retombes directement dans la lumière. Reste qu’à chercher.

Et le petit couloir sombre m’intrigue.

Je me faufile vers le fond. Je passe un cadre de porte pas de porte et traverse un mur bleu pas bleu.

Et pouf. Je suis dans le couloir sombre. C’est pas qu’il est sombre parce qu’il y a pas de fenêtres, c’est que les fenêtres sont bloquées par des piles et des piles et des piles encore de livres de toutes les sortes. C’est pour ça qu’il est sombre le couloir sombre.

Je continue d’avancer et ça me mène à un autre mur bleu pas bleu et un autre cadre de porte, mais avec une porte.

Et j’ouvre la porte.

Et je retombe dans la lumière.

Devant moi, il y a un gars et il y a une fille. Tout nus. Ils font l’amour. Doucement. Vraiment doucement. Et ils me voient pas. Elle, elle est étendue sur l’oeuvre entière de Joseph Kessel, un dictionnaire des arts plastiques et un livre de philosophie à la reliure en cuir vert. Et lui, il est par-dessus elle. Et il a la main gauche sur Flaubert et la main droite sur Alexandre Dumas. Et ils se disent des choses dans l’oreille. Et ils les disent tout bas. Trop bas pour entendre.

Et c’est beau.

Je me suis retournée. J’ai refermé la porte. J’ai traversé le couloir sombre pour une deuxième fois. J’ai donné un dollar au vieux monsieur. Et je suis sortie.

C’est un livre de Peter Handke que j’ai acheté. Et ça s’appelle :

L’angoisse du gardien de but au moment du penalty.

Alexe Raymond, réviseure, raymond.alexe@gmail.com

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