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J’avalais un orgasme trop sucré – Par Noémie Doyon

J’étais dans la section « Roman – Adulte » au deuxième étage de la bibliothèque Gabrielle-Roy, un petit papier jaune dans une main et un crayon de plomb trop aiguisé dans l’autre. Je cherchais le D8263AA, soit L’avalée des avalés de Réjean Ducharme, un livre de 378 pages mesurant 18 centimètres publié pour la première fois en 1966.

La double perte de mon crayon, un énorme effort de concentration, huit regards « malaisants » et 35 minutes plus tard, j’ai finalement trouvé. Puis, j’ai marché jusqu’au prêt automatisé – cette gigantesque machine aux bruits plus qu’agressants – et j’ai emprunté L’avalée des avalés. Je suis sortie de la bibliothèque et j’ai entrepris d’acheter un latté pour emporter.

Je me suis donc dirigée vers la Brûlerie Saint-Roch, cet endroit mystiquement jeune et étudiant. J’y suis entrée et je me suis plantée devant le caissier. J’ai regardé le menu longtemps en sachant pertinemment que j’allais prendre un latté pour emporter, jusqu’à ce qu’il me dise :

  • « Eh… Oui? Non? Quoi? », j’ai fait le saut.
  • « Non, mais, veux-tu un orgasme genre le café, pas genre jouir. »
  • « Ah. Eh, okay. Oui, c’est bon, je vais prendre ça. »

Le caissier m’a préparé mon orgasme tranquillement, sans se presser ni rien et en prenant bien soin de me dessiner un vagin avec la mousse du dessus. Évidemment, il ne l’avait pas mis dans un verre pour emporter. J’ai donc grimpé jusqu’au troisième étage où j’ai choisi une table près de la fenêtre qui donne sur Saint-Joseph. J’ai enlevé mon manteau, mon foulard et mes bottes. J’ai sorti L’avalée des avalés et je me suis assise en indien sur ma chaise.

J’avalais la première gorgée de mon orgasme trop sucré quand j’ai remarqué une vieille dame qui posait des lumières rouges sur le garde de l’escalier par lequel j’étais montée.

Et j’avalais ma deuxième gorgée quand j’ai vu le vieil homme qui la regardait. Il la regardait si fort, et si doucement en même temps.

La vieille dame avait les cheveux d’un blanc première neige, coupés courts et carrés. Elle portait de belles boucles d’oreilles en or et un rouge à lèvres cerise foncé. Ses yeux verts étaient concentrés sur les lumières rouges et ses mains tremblotantes s’efforçaient de bien les entortiller.

Le vieil homme n’avait pas un cheveu sur le crâne : ils étaient tous perdu quelque part au fond des années 90. Sur son nez tenaient de petites lunettes rondes à cadre noir et sur sa tête un béret bleu marin. Son visage avait vécu et ses rides racontaient beaucoup de choses. Il était assis tout droit et avait ses vieilles mains calmes posées sur sa table.

La dame posait ses lumières rouges.

Et il la regardait, la regardait, la regardait.

La regardait, la regardait.

La regardait encore.

La regardait toujours.

À un moment, le vieil homme s’est levé. Tranquillement et sans lâcher la dame des yeux, il s’est avancé vers elle. Et pour pas lui faire peur, il a dit, en frôlant doucement son bras :

  • « Oh! Oui? », qu’elle a dit en se retournant.
  • « Je ne veux pas vous déranger, je vois bien que vous êtes occupée, mais est-ce que je peux vous poser une question? »
  • « Bien sûr, est-ce que je peux vous aider? »

Et il a demandé :

  • « En fait, je voudrais savoir où vous avez trouvé vos boucles d’oreilles »
  • « Oh! C’est ma fille qui me les a ramenées d’un magasin d’occasion. Vous savez Villages des valeurs? Vous inquiétez pas je les ai désinfectées avec de l’alcool à friction et… »
  • « Elles appartenaient à ma femme »
  • « À votre femme? », qu’elle a répondu, franchement surprise.
  • « Elle est décédée il y a un an et il y a quelques mois, je me suis résolu à donner ses biens à la charité. Pour faire mon deuil, ou peut-être simplement parce que… »

À partir de ce moment, un groupe d’étudiants est monté et je n’ai plus rien entendu. L’homme et la dame continuaient à se parler. La femme semblait captivée. L’homme arborait des traits nostalgiques et des yeux amoureux. Il a désigné la table où il était assis, cinq minutes plus tôt. Elle a abandonné sa guirlande de lumières rouges et elle est descendue deux étages plus bas. L’homme est retourné s’asseoir.

Il a posé ses vieilles mains calmes devant lui. Il a attendu.

Elle est remontée avec deux cafés.

Il l’a regardée, l’a regardée, l’a regardée.

Alexe Raymond, réviseure, raymond.alexe@gmail.com

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