Salut!
Pour les prochaines semaines, j’ai décidé de t’entretenir d’une activité hivernale pas mal agréable que j’ai réalisée la fin de semaine passée. Ça impliquait du frette, de la neige, du poil, de la vitesse et de drôles d’odeurs corporelles… Et non, je ne suis pas allé dans une classe de neige nudiste, je suis allé faire une expédition en traîneau à chiens pendant quatre jours, perdu dans le fin fond des bois avec quatre autres dudes!
Fidèle à mon habitude, je veux te décrire en quoi ça m’a permis de décrocher et de briser pas mal de moules dans ma tête. Mais avant de parler de moi, j’ai décidé, cette semaine, de me livrer à l’exercice de me mettre dans la tête d’un des chiens de traîneau pour voir ce que ça donnerait de vivre de leur point de vue (c’est ça que ça me fait de « moment-présentiser » les chiens, faut croire). Le résultat est quelconque, et de penser comme un chien semble étrangement avoir élevé mon lyrisme et mon côté emo, mais bon, je me lance!
La nuit tombe. Au loin, des hurlements. Les loups se rassemblent pour leur chasse nocturne. Mes voisins sont fébriles. La force du nombre me garde tranquille. Je ne peux trop dire de même pour Kazam qui tourne et retourne en rond : il ne dormira pas cette nuit. Maître s’affaire à couper notre repas à la hache. Ce soir, au menu, de la viande rouge. Rouge comme le sang qui bat encore dans nos veines du périple qui vient à peine de se terminer. Chaque soir, le même menu. Même l’eau que nous buvons a une couleur rosée. Maître dit que c’est pour nous garder en forme malgré la rigueur de l’hiver. Avec la neige, nous aussi, nous devenons loups. Faits d’os et de muscles, parfois plus des premiers que des seconds.
Maître est une drôle de créature. Je crois qu’il est venu vivre en forêt avec nous pour quitter sa meute. On raconte qu’il l’a fuie un soir d’octobre et n’est jamais retourné parmi les siens. J’ai de la difficulté à entrevoir ce qui ferait qu’un être puisse fuir sa meute, renier les siens. Depuis ce temps, une sorte de transformation s’opère. Il nous ressemble de plus en plus. Même son poil devient de couleur argentée avec les années. Il parle de moins en moins le langage des hommes et passe plus de temps avec nous. L’Homme, comme le Chien, n’est pas fait pour vivre seul.
Maître s’est encore une fois entouré de nouveaux hommes pour cette expédition. Un peu comme s’il voulait adoucir la transition vers le monde animal, il passe d’une petite meute à l’autre durant tout l’hiver. La saison froide n’est pas dure que pour nous, il faut croire. Les inconnus ne restent jamais plus d’une semaine. Ça l’empêche de s’attacher ou d’être tenté de retourner auprès des siens, j’imagine.
Les quatre hommes sont tous plus gros que Maître, mais parlent tous moins fort que lui. Ils font tout lentement et doucement, avec un sourire étrange. L’un d’entre eux passe de longues minutes seul avec nous, le soir venu. Il nous flatte et nous parle à voix basse. Il est étrange. Je ne sais pas trop comment me comporter avec lui.
Le jour, c’est un nouveau départ. Les humains s’affairent à nous rattacher au traîneau dans un tonnerre de jappements et de hurlements. Maître se fâche. Des cordes se détachent. Le cortège quitte dans une tempête de neige folle. Les chiens sont heureux et les humains, silencieux. La neige vole sous nos pattes et l’horizon défile jusqu’au prochain soir.
Certains chiens courent par obligation, sans trop réfléchir. Ils avancent comme des machines. Dormir, courir, manger et ainsi de suite. D’autres le fond par plaisir de se dépenser et de faire partie d’un tout plus grand, de la meute. Ceux-là sont nécessaires pour garder le bateau dans la bonne direction et motiver les troupes. Moi, je suis de ceux qui courent par conviction, habité de la croyance qu’un jour, au bout du périple, quand mes chaînes se briseront, je pourrai courir vers l’horizon. Libre. J’irai découvrir des contrées lointaines que je ne peux qu’imaginer. Je suis un drôle de chien, je l’admets. Mais je ne suis pas le seul. Je crois que ce genre de réflexion vient avec l’âge.
Les années m’ont fait réaliser que pour les hommes, c’est un peu la même chose. Ils ont beau ne pas avoir de chaînes qui les attachent à un cortège, ils tirent souvent une charge plus lourde que nous. Ils courent, eux aussi. Leur destination n’est pas toujours claire. Le plus triste dans tout ça, c’est que, contrairement à nous, plusieurs le font seuls, sans leur meute. Comme Maître, si proche de nous, mais tirant sa charge en solitaire, au rythme de notre traîneau. Comme deux routes, éternellement parallèles.
Peut-être nous retrouverons nous finalement, un jour, derrière l’horizon, hommes et bêtes. Sans chaînes, tous ensemble. Peut-être comprendrons-nous alors pourquoi nous courrions réellement. D’ici là, Maître et nous continuerons sur notre élan, du soleil à la lune, du matin jusqu’au soir. Comme deux seules traces, deux sillons parallèles, à la fois si proche et si loin.