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Souffrir pour créer ?
Plouf. Pavé dans la mare.
Faut-il souffrir pour créer ? Question posée et débattue maintes fois, souvent par les plus illustres. Artistes, philosophes et autres penseurs de tous siècles ont-ils été en proie à cette interrogation ? La souffrance génère-t-elle une force créatrice ? La produit-elle ? L’accouche-t-elle ? Éternel mythe du poète torturé, du savant fou et du génie dévasté. La création deviendrait dès lors catharsis, exutoire. Je souffre, je me déchire et c’est dans l’œuvre que mes maux transpirent, que mon cœur se livre et que mon désarroi transparaît. Pourquoi ? Comprendre ? Livrer ? Extraire ? Sans doute les trois à la fois. De ce combat avec soi, il faut en sortir. Sortir quelque chose, des lettres, des notes, du mouvement, des traits. Posée sur le papier ou sur le clavier, qu’elle soit chantée ou dansée, notre souffrance semble nous prendre par la main et nous faire valser avec l’art de créer.
Peut-être est-ce l’urgence qui nous étreint ? Celle de dire, de hurler, de vivre pour exulter, enfin. Celle de combler aussi, le vide, l’incompréhensible, le désarroi. Ces deux urgences qui parcourent nos existences, qui se font pressantes souvent, plus discrètes par moments. Elles nous enlacent pour nous rappeler que nous sommes vivants et qu’à l’intérieur, tout bouillonne. Quand le vertige de l’angoisse nous assaille, il nous faut l’accueillir, l’apprivoiser, nous laisser traverser par le néant. Notre néant. Celui de l’être, expérience universelle et pourtant si déroutante. De plein fouet frappe la plus grande des fatalités : tu es seul.e, nous sommes tous seuls. Refus. Déni. Vite. Détourner le regard et courir pour remplir. Remplir pour ne jamais avoir à le rencontrer, ce vide, vertigineux ou « vertige de la liberté », comme disent certains. Celui qui écrase la poitrine et fait couler les larmes. Et pourtant, pourtant, ce néant peut faire naître une incroyable créativité, l’accoucher en effet. De celle qui demeure tapie en chacun de nous et qui, sans porte de sortie, finira par tout faire voler en éclats. Pour le meilleur et pour le pire. Dans la douleur et la nécessité. Dans la solitude surtout, mais aussi dans le partage. Avec l’autre parfois, avec soi d’abord. Il s’agit alors de se sauver. Créer pour se sauver. Sortir de la torpeur en commençant par un la mineur, des formes gribouillées, des mots raturés, qu’importe. « La vie c’est le drame », citation recueillie au détour d’un énième visionnage du film de Klapisch Casse-tête chinois. Véridique, alors ? Lutter contre le drame de nos vies en faisant de lui une œuvre. En lui donnant corps et en distillant en lui la beauté. La souffrance en devient sublimée.
Sublimons nos maux. Laissons s’exprimer nos âmes. De la plume au pinceau. De la guitare au piano. De la mélodie à la chorégraphie. Et puis… Du trop lourd à la légèreté. De la solitude à la communion. Du douloureux au savoureux. Du laid à la beauté. Du noir à la lumière.
Et quand tout se fige et que cette force créatrice reste muselée, il faut plonger dans le récit d’autrui. L’écouter, le lire, le contempler, mais surtout le découvrir, l’imaginer, tenter de s’en saisir et de temps en temps, s’y retrouver. Comprendre alors que nous sommes tous liés. Au travers d’histoires singulières, ce sont des émotions universelles qui grondent. Dès lors, la solitude se fait moins écrasante. Que c’est étourdissant et ô combien réconfortant de se reconnaître dans les paroles d’une chanson ou au travers des pages d’un roman !
Il semblerait que je me sois égarée de la question initialement soulevée ou peut-être pas tout à fait. Tant pis pour la réponse : aujourd’hui, en plein néant, j’ai écrit. Bercée par le piano du grand Ludovico Einaudi, j’ai embrassé ma vertigineuse liberté et j’ai laissé les mots se coucher sur le papier. Ma souffrance ne m’a pas quittée, certes, mais elle m’a invitée à penser, à réfléchir, imaginer et parler. Avec moi-même surtout et puis, je l’espère, un peu avec vous.
Je terminerai par une phrase empruntée : « Il faut porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse ». Merci Nietzsche. Je l’ai empruntée, oui, mais éprouvée, aussi.
À vous, désormais.