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26 ans après Polytechnique : j’ai peur d’oublier

Au lendemain du 26e anniversaire de la tragédie de Polytechnique, j’ai cette grave impression que nous sommes en train d’oublier. On souligne davantage les anniversaires avec des chiffres ronds, ce qui est naturel, mais je ne m’inquiète pas spécifiquement de la célébration ici. Je crois qu’en général, les filles et les femmes de ma génération oublient ou ne se soucient pas qu’il y a un combat perpétuel à mener pour en arriver à une société juste et égalitaire. Il y a d’importants rôles à jouer, et si ce combat n’est pas le vôtre, je crois que nous avons tous et toutes cependant le devoir de nous remémorer et de rendre hommage à certains moments de notre histoire qui ont tracé la route sur laquelle nous avançons aujourd’hui.

Le 6 décembre 1989, Marc Lépine, 25 ans, s’est introduit dans l’école Polytechnique de Montréal, établissement spécialisé formant de jeunes ingénieurs-es. Il y a abattu quatorze femmes de sang froid. Ce n’était pas un hasard, il n’a pas simplement écorché vif des femmes au passage dans un délire psychotique. Il s’est muni d’une carabine, est entré dans une classe, a fait se séparer les femmes d’un côté, et les hommes de l’autre et, avant de tirer, il a affirmé combattre le féminisme. Vingt minutes plus tard, Lépine s’était suicidé, et une génération entière avait été plongée dans l’horreur pour toujours.

Dans l’essai (très intéressant!) de Francine Pelletier qui s’intitule Cendres et Renaissance du Féminisme, l’auteure nous plonge dans les années 1980, une décennie reluisante pour la condition féminine au Québec. Les femmes venaient tout juste de s’affranchir enfin des rôles classiques qu’elles jouaient depuis toujours, ceux d’épouse et de mère au foyer. Heureuses de finalement voir le jour hors de chez elles et de pouvoir exprimer une volonté de vivre autrement, plusieurs saisissaient l’opportunité d’étudier, de travailler et d’évoluer dans toutes les sphères de la société québécoise. Mais, l’acte cruel et incompréhensible de tuer quatorze femmes – de jeunes étudiantes brillantes, menant des vies ordinaires – a semé beaucoup de confusion dans cette révolution féministe. Madame Pelletier évoque à travers les lignes de son ouvrage qu’une vague de culpabilité a frappé les militantes de la cause féministe. Était-ce leur faute? Était-ce à cause de ces femmes qui voulaient faire leur place dans des milieux typiquement masculins qu’on avait tiré sur de jeunes femmes innocentes?

La seule pensée que ces filles auraient pu être mes amies me donne un vertige insoutenable. C’est vrai qu’il nous semble aujourd’hui impossible qu’une telle horreur puisse se produire. Ça semble si loin de nous! Mais est-ce que ça l’est vraiment? Plus important encore : doit-on impérativement tirer sur des gens pour les faire sentir coupables, ou pas à leur place?

En 2012, mon amie Sophie triomphait avec brio après trois ans d’études très abruptes et exigeantes en génie mécanique de marine. Seule fille diplômée dans une classe de garçons, mon amie rêvait de voyages, de défis sur la mer, et de projets de toutes sortes. Son avenir brillait devant elle et son immense potentiel allait enfin se réaliser : Sophie terminait son cours cette année-là parmi les meilleurs étudiants de sa classe. Tous les efforts et l’acharnement de mon amie n’ont cependant pas donné les résultats escomptés. Si elle ne s’était pas sentie mise de côté dans sa classe à 99% masculine, voilà qu’en mer, avec une génération plus âgée et plus conservatrice de marins, on lui refusait tout bonnement de travailler selon son expertise et son expérience. On lui réservait des tâches d’entretien, de nettoyage, on lui demandait de repeindre, de récurer. Sophie ne connut pas qu’une seule expérience aussi terrible, et abandonna finalement le combat au profit d’une réorientation. Elle est retournée sur les bancs d’école et est très heureuse aujourd’hui. Mais il y a quelques années, je peux témoigner qu’elle n’en menait pas large. On avait fait couler ses espoirs et ses rêves. On lui avait tiré une balle.

Ce qu’il faut condamner et chasser finalement, ce n’est ni le féminisme, ni le racisme, ni le sexisme, ni les généralisations dont on nous inonde de part et d’autre. Le dénominateur commun chez les misogynes, les terroristes, les sexistes, les homophobes, les racistes, c’est la peur. La peur de l’inconnu fait en sorte que nous avons tous quelque part au fond de nous certaines craintes bien installées, qu’elles soient justifiables ou non.

Cette peur des autres, la peur d’être blessé, la peur de marcher seul-e le soir, la peur de se faire battre par une fille, la peur des réfugiés, elle est contagieuse. Elle est dangereuse.

La seule solution à ce fléau, c’est d’aller au-devant de cette peur. De l’aimer. Parlez aux gens dans les transports en commun. Voyagez. Entrez en contact avec ceux qui ne vous ressemblent pas, qui ne pensent pas comme vous. Expliquez-leur votre point de vue, et acceptez aussi le leur. Partagez votre savoir, au lieu d’envoyer chier quelqu’un qui n’est pas renseigné et qui est terrifié lui aussi, dans la section des commentaires sur La Presse.

Pour mon amie Sophie, pour toutes les femmes fortes, brillantes, ambitieuses, pour moi et pour les enfants que j’aurai peut-être un jour, je nourris l’espoir d’un monde sans peur.

AA ♥

Sources 1 & 2

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